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La Chaire a lu pour vous Demain la planète de Xavier Ricard Lanata

Publié le 27 octobre 2021

Si notre planète était un corps humain, les veines et les nerfs seraient la manifestation de la mondialisation. Ce processus est si puissamment ancré dans nos manières de produire, d’échanger et de consommer les biens, les services et l’information, qu’il en deviendrait insaisissable. Dès que l’appareil de production s’effondre, comme durant la crise du Covid-19, c’est l’ensemble des organes qui sont touchés et qui peinent à guérir. Pourtant cette vision est trompeuse, car elle laisse à penser que cette mondialisation libérale, débutée il y a plus de cinq siècles, est devenue irremplaçable. Pire, toute entrave au commerce international pourrait porter atteinte directement à la vitalité du corps entier en bloquant ses artères.

Xavier Ricard Lanata propose une lecture philosophique et économique de la mondialisation alternative. Au-travers d’une analyse fine des déterminants de l’économie mondiale, l’auteur nous guide avec son œuvre « Demain la planète – quatre scénarios de déglobalisation » [1] vers une autre organisation de nos rapports au monde. Cette « altermondialité » ne prétend aucunement tourner la page des échanges à l’échelle du globe – la démondialisation – mais davantage de leur redonner du sens et une coloration politique. L’économie mondiale ne se résumerait pas à un ensemble de lois inéluctables mais bien à des mécanismes obéissant à notre volonté et par lesquels nous exerçons une influence sur autrui. L’ouvrage tente donc dans un premier temps de décrire ce terrain de confrontation qu’est devenue l’économie mondiale, et qui fait intervenir des visions et des intérêts opposés. Dans une seconde partie, l’auteur se livre à un exercice de prospective en proposant de tracer les contours possibles de quatre scénarios, quatre formes que pourrait prendre la planète de demain.

L’examen clinique du monde dressé par Xavier Ricard Lanata inquiétant. Ce constat abrupt évoque quatre blessures de l’époque contemporaine. D’abord la déglobalisation, qui est déjà à l’œuvre aujourd’hui. Elle se manifeste par une baisse significative de la contribution des échanges internationaux à la croissance mondiale. En termes économiques, ce phénomène s’explique par l’essor rapide d’une classe moyenne au sein de pays « émergents », qui accède pour la première fois à la consommation de masse et au crédit grâce aux marchés nationaux. A l’inverse pour les pays occidentaux, le pouvoir d’achat, porté à bout de bras par la consommation de produits importés, tend à stagner, reléguant ces mêmes pays à une place plus secondaire dans la croissance de l’économie mondiale. Le Sud, et en particulier la Chine, reproduit à son échelle le symétrique d’une expérience historique, en devenant à part entière une puissance coloniale. La nouvelle route de la soie et la multiplication des accords internationaux de libre-échange sont autant de témoins d’un rapport de domination qui s’inverse. Les pays occidentaux en sont réduits à se faire concurrence pour attirer les marchandises et les investissements, dans l’ombre de leur hégémonie passée.

La déglobalisation fait donc directement écho à la tropicalisation, c’est-à-dire la suite logique d’une polarisation du monde entre les métropoles et les colonies, qui ne s’estiment plus redevables du soutien et de l’influence qu’elles ont jadis reçu. Ce triomphe du capitalisme global déclenche en conséquence un sentiment de repli protectionniste par les acteurs qui en ont le plus intérêt. On y trouve notamment les classes populaires occidentales marginalisées par la concurrence internationale et frappées par les inégalités croissantes, les nostalgiques de la toute-puissance des administrations d’Etat, ou encore les entreprises des secteurs auparavant protégés et désormais exposés. Se dessine alors un jeu à trois puissances, les Etats-Unis, l’Europe et la Chine, qui ont longtemps consenti à la globalisation en pensant y trouver leur compte, mais qui aujourd’hui reviennent à des stratégies unilatérales davantage subordonnées aux priorités intérieures, et parfois plus conflictuelles.

Le troisième symptôme identifié par Xavier Ricard est l’hypermédiatisation, autrement dit, l’avènement du règne des objets techniques et des systèmes virtuels, opérant un intermédiaire entre le sujet et l’univers. Au fur et à mesure que ces plateformes numériques s’imposent à notre quotidien, elles effacent dans le même temps la possibilité d’une expérience commune et pleine du monde. L’universel laisse place à l’expérience standardisée, privilégiant l’étendue à la profondeur du vécu. Aussi, notre rapport au monde et aux autres s’évide et s’appauvrit, voire même encourage l’intolérance et le radicalisme. Le corps se délite, se désarticule, car il n’est plus tenu par une conscience englobante, privée de ses propres sens, et soumise à des signaux contradictoires.

Enfin, le dernier signe clinique, peut-être le plus évident et le plus menaçant, se trouve être l’effondrement écologique. Pour la première fois cette force n’est plus la simple résultante d’actions humaines, mais s’est mue en une cascade de réactions incontrôlées de la biosphère et du système climatique. Ces changements profonds impacteront différemment les populations, qu’elles soient originaires du « Nord » ou du « Sud » et qu’elles soient bénéficiaires ou non des retombées du capitalisme tropical.

A partir de cette analyse minutieuse et chiffrée de l’économie mondiale, de ses acteurs et de leurs systèmes de représentation, Xavier Ricard Lanata ajoute deux modalités indéterminées pour construire ses scénarios prospectifs. Les scénarios se distinguent suivant que l’emportera la coopération ou l’hostilité dans le jeu d’acteurs d’une part, et que l’on s’orientera vers la poursuite de la croissance et du productivisme ou vers la soutenabilité d’autre part.

L’habiter terrestre, où prévalent gouvernance mondiale démocratique et décroissance, est le scénario plébiscité par l’auteur. Il s’appuie sur une relocalisation de la production à partir du principe de subsidiarité et sur l’utilisation d’incitations et de réglementations pour réduire les coûts environnementaux et sociaux. Sont notamment évoquées le plafonnement des rendements des investissements, la mise en place d’une durée minimale d’immobilisation du capital afin d’éviter les mouvements spéculatifs ou encore la multiplication des monnaies locales à une échelle où la solidarité sociale garde du sens.

Trois autres scénarios – plus secondaires dans cet ouvrage – complètent le travail prospectif. Le scénario résilients jusqu’aux dents dresse le portrait d’un monde où priment hostilité et individualisme au détriment de l’action collective coordonnée. Il rejoint toutefois le premier scénario en retenant l’hypothèse que l’effondrement de la consommation d’énergie et de matière s’impose à nos sociétés car elle est insoutenable. Le troisième scénario, la guerre des mondes, est probablement le plus cauchemardesque, en ce qu’il allie le repli sur soi du nationalisme dans l’optique de dominer ses voisins dans l’arène de la compétition économique et stratégique, à la manière d’un choc des civilisations. Enfin le scénario de l’éternelle transition, associe croissance et coopération, sans remettre en cause la dynamique expansive du capitalisme et son appétit des ressources physiques.

Dans l’ensemble, les quatre scénarios dépeignent des situations radicalement opposées, aux logiques distinctes et à des rapports de force tantôt réduits à leur forme la plus émaciée, tantôt exacerbés à l’outrance. Ils fournissent une grille de lecture intéressante pour confronter ses convictions à la nécessité urgente d’une modification en profondeur de notre mode de vie. L’apport original de Xavier Ricard Lanata est de ne pas présupposer d’une seule forme de modification, telle qu’une trajectoire optimale unique, mais bien de démontrer l’existence d’un espace de possibilités, borné par quatre extrêmes.

« Demain la planète, quatre scénarios de déglobalisation » est une œuvre singulière, par son approche et par son écriture. Xavier Ricard Lanata a su s’appuyer sur ses expériences en ethnologie, en philosophie et économie politique pour retranscrire le style de sa pensée sur la viabilité des sociétés et de écosystèmes, démontrant une pleine de maîtrise du verbe et des arguments. En début d’ouvrage, les concepts philosophiques et éthiques sont bien présentés, pour laisser place durant l’exposition des scénarios à des propositions concrètes et cohérentes, qui concourent à la réussite de l’exercice prospectif, pourtant si délicat.

Xavier Ricard Lanata nous a malheureusement quittés en septembre 2021 des suites d’une maladie incurable. Par cette contribution, nous voulions lui rendre un dernier hommage. Il laissera en mémoire de chacun qui l’a connu, l’image d’un homme cultivé et engagé, à l’esprit aiguisé, capable d’observer, de saisir et de retranscrire le monde de manière si singulière. Il a porté pendant tant d’années, avec un humanisme et un optimisme admirable, la vision d’un monde à préserver, coûte que coûte. S’il n’a pas eu cette chance, il est certain qu’il restera à jamais convaincu que la planète malade peut, elle, être guérie.

Milien Dhorne, doctorant Évaluation ex-ante d’une réforme des politiques publiques de soutien à la transition énergétique .

[1] Xavier Ricard Lanata, « Demain la planète, quatre scénarios de déglobalisation », PUF, 2021.