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La Chaire a lu pour vous Les Sensei de la Décroissance de Gabriel Malek

Publié le 18 octobre 2024

Diplômé de l’ENS Ulm (Ecole Normale Supérieure) et de Sciences Po, Gabriel Malek se positionne en tant que militant pour de nouveaux systèmes de production, de consommation et d’organisation collective alternatives. Il fonde en 2021 l’association Alter Kapitae, qui défend un nouveau modèle de société fondé sur le principe de décroissance prospère. En 2022, il rejoint l’équipe de Prophil, une entreprise qui accompagne les entrepreneurs et les organes de gouvernance dans leur bascule stratégique vers des modèles alternatifs, en tant que Consultant Senior – spécialiste post-croissance.

Dans « Les Sensei de la Décroissance*», Gabriel Malek affirme la nécessité de rompre avec notre système actuel et de construire une société plus juste socialement et plus respectueuse de l’environnement. Les mangas, selon lui, véhiculent des valeurs fortes telles que l’importance des liens sociaux, la lutte contre les injustices, et la cohabitation harmonieuse avec le Vivant. En prenant pour exemples des œuvres comme « One Piece », « FullMetal Alchemist » ou encore les films du studio Ghibli, Gabriel Malek avance l’hypothèse que les créateurs de ces univers sont les nouveaux chefs de file du mouvement post-capitaliste. Tout au long de son essai, il analyse en profondeur la critique radicale des dérives écologiques et sociales du système économique, telle qu’elle est représentée dans les mangas et animés, tout en espérant dépasser les clivages traditionnels et mobiliser des forces nouvelles pour répondre aux crises écologiques et sociales[1]. Il s’inscrit dans une littérature écologiste en pleine expansion, mettant en avant l’idée d’une écologie populaire et partagée – un levier qu’il juge essentiel pour construire une société plus juste et durable. Les figures emblématiques issues des mangas sont donc présentées comme de puissants vecteurs d’inspiration : porteurs de valeurs de solidarité et de justice, ils peuvent servir à instaurer de nouveaux imaginaires collectifs.

Dans une première partie, l’auteur explore la représentation du système de domination dans les mangas et dans la littérature académique. Il s’inscrit dans une logique marxiste, en explorant la relation entre propriétaire des moyens de production et force de travail. Il reprend également les travaux de Pierre Bourdieu, qui démontre que la richesse se transmet d’une génération à l’autre, ancrant les inégalités, et les reproduisant. Il complète alors ce propos avec les analyses de Thomas Piketty[2], et souligne que malgré la croissance de la richesse mondiale, les inégalités se renforcent à l’intérieur des pays. Les biens communs, quant à eux, s’appauvrissent au profit d’une minorité. Il défend l’idée que le modèle capitaliste a fait du lien social une marchandise, fruit d’une exploitation maximale des ressources humaines et naturelles, forçant les individus à se battre continuellement pour survivre. Il aborde également le thème de la souffrance au travail et l’aliénation à travers l’œuvre « Le Voyage de Chihiro », dans laquelle l’héroïne perd son identité du fait de son employeur, qui la réduit à un simple outil de production.

Les mangas représentent souvent des dystopies liées à ces effondrements écologiques[3], où l’histoire se déroule dans des futurs ravagés par la destruction environnementale. Les survivants peuvent donc se retrouver isolés, coincés sur des îlots aux conditions de vie hostiles. Pour lutter contre ces catastrophes écologiques, certains considèrent la technologie comme la solution, en affirmant que le savoir-faire humain peut surpasser les lois de la nature. Une théorie réfutée par Gabriel Malek, qui y voit une source d’inaction et de continuité.

Par la suite, l’auteur explore comment les mangas peuvent servir de source d’inspiration. En effet, des héros initialement démunis y défendent les causes qui leur tiennent à cœur telles que la protection de leurs proches. Ces héros transcendent leurs limites personnelles au service d’un objectif collectif. Leur quête de puissance ne découle pas d’une soif de domination, mais d’une volonté de défendre des valeurs de justice. Des personnages comme Luffy, Naruto ou encore San Gohan incarnent alors ce besoin de justice sociale, agissant parfois en dehors des lois établies pour la rétablir. La valeur de la justice sociale, notamment en matière de répartition des richesses, est présentée comme une clé pour établir un système post-croissant et soutenir une transition écologique.

Gabriel Malek soutient que l’écologie politique doit assumer ses radicalités et s’engager sur des indicateurs concrets, tels que la réduction de la pauvreté ou la préservation des terres. Pour amorcer la refonte du système économique, ce mouvement devra prouver qu’un autre modèle est possible à travers des réalisations concrètes, en offrant une vision radicale et joyeuse de l’avenir.

Cependant, l’auteur déplore le manque de gouvernance internationale forte, nécessité préalable selon lui à la transformation de cet idéal en mouvement planétaire. Ce mouvement serait donc amené à d’abord se concrétiser à l’échelle locale, avec un ancrage fort dans les zones où la qualité de vie des populations est directement menacée par la pollution. Dans ces configurations, les revendications des activistes trouveraient un écho plus naturel. Une vision qui résonne à travers l’œuvre de Miyazaki « La Colline aux coquelicots », dans laquelle des lycéens luttent localement contre la démolition de leur foyer. On pourra également penser à la « Princesse Mononoké », dans laquelle la forêt se rebelle contre un village de forgerons souhaitant surexploiter ses ressources.

Enfin, l’auteur réfute l’idée que la violence dans les mangas soit gratuite. Le message y est clair : un autre monde est possible, mais il nécessite d’établir un rapport de force direct avec ceux qui entravent son avènement. La lutte est selon lui inévitable pour construire ce nouveau monde, mais reste ici bien un vecteur de changement, non pas une finalité.

Ainsi l’auteur souligne l’importance cruciale de redéfinir nos représentations du bonheur. Pour rêver et espérer une nouvelle prospérité fondée sur la solidarité et l’utilité concrète, nous avons besoin de nouvelles utopies. Les mangas jouent ici un rôle essentiel en suscitant des émotions profondes tout en véhiculant des valeurs de partage et de responsabilité. L’auteur  propose donc de reconstruire une relation de respect avec la Nature, s’appuyant davantage sur une spiritualité humble et une reconnaissance des limites, plutôt que sur une relation de domination et d’exploitation.

En conclusion, dans « les Sensei de la Décroissance », Gabriel Malek se fait porte-parole d’un nouvel imaginaire d’écologie populaire, qu’il voit transparaitre dans la culture japonaise du manga. Les mangas nous plongent dans des imaginaires enchanteurs où tout devient possible, dans lesquels des valeurs telles que l’amitié, la justice sociale et le respect du Vivant priment sur la quête de pouvoir. L’auteur y dénonce les dérives de notre système économique, en offrant aux lecteurs une lueur d’espoir nécessaire à leur mobilisation. À l’image de Luffy, le héros du célèbre manga « One Piece », il est essentiel de ne pas se laisser décourager et de se dresser contre les injustices. C’est en revendiquant le droit de rêver d’une société nouvelle que nous pourrons offrir aux générations futures la possibilité de vivre dans un nouveau paradigme plus égalitaire et respectueux de la Nature.

Eugénie de Laubier, Chargée de recherche stagiaire CEC/Toulouse School of Economics

* Malek, G., Les Sensei de la Décroissance , Ed. Payot, parution le 24 avril 2024, pp.320.

[1] https://www.hellocarbo.com/blog/media/gabriel-malek-mangas-les-sensei-de-la-decroissance-entretien/

[2] In his landmark work Capital in the Twenty-First Century.

[3] One notable example is Nausicaä of the Valley of the Wind.