Merchants of doubt [1] est le fruit de cinq années de recherche menée par Naomi Oreskes, professeure d’histoire des sciences et professeure affiliée de sciences de la Terre et des planètes à l’université d’Harvard, et Erik M. Conway, historien au ‘Jet Propulsion Laboratory’ de Caltech (NASA). Leur ouvrage est à l’intersection du journalisme d’investigation, du récit historique et de la vulgarisation scientifique. Les auteurs décrivent comment une poignée d’individus et d’organisations, qu’ils appellent des « marchands de doute », « ont attaqué la science et les scientifiques […] pour nous embrouiller sur des questions majeures et importantes affectant nos vies – et la planète sur laquelle nous vivons ». Oreskes et Conway identifient les stratégies et les acteurs qui ont joué un rôle dans ces attaques. Ils discutent aussi de ce qu’est réellement le processus scientifique et la façon dont il peut être bouleversé par des individus organisés, bien financés et malhonnêtes.
La stratégie que ces marchands de doute ont utilisée à répétition peut être résumée par une citation provenant d’un document interne de Philipp Morris : « L’objectif n°1 est d’entretenir la controverse […] sur la fumée de tabac dans les forums publics et scientifiques ». C’est ce que les auteurs appellent « la stratégie tabac ». Ils soulignent qu’elle a été utilisée non seulement pour nier le lien entre le tabagisme et le cancer, mais aussi pour nier l’existence et/ou les dommages causés par les pluies acides, le trou dans la couche d’ozone, le réchauffement climatique et le DDT. Alors pourquoi utiliser cette stratégie ? Comme il est démontré dans le livre, tant qu’une controverse scientifique existe – ou semble exister – il est possible d’argumenter contre toute réglementation gouvernementale sur un sujet.
Oreskes et Conway illustrent comment ces individus et lobbies industriels ont entretenu la controverse dans chacun des sept cas étudiés – un par chapitre. La stratégie la plus utilisée dont ils rendent compte consiste à créer des distractions pour noyer dans du bruit un consensus scientifique. Par exemple, le fabricant de cigarettes Reynolds a créé et financé un programme visant à combattre l’inquiétude croissante dans la communauté scientifique quant à l’effet cancérigène du tabac. Le programme avait pour but de produire un grand nombre d’études portant sur d’autres causes de cancer, comme le stress, le patrimoine génétique ou la pollution. Une autre stratégie identifiée par les auteurs est connue sous le nom de « paralysie par l’analyse ». Elle consiste à ce que les opposants à une cause continuent à poser des questions sur un problème scientifique, même lorsque la communauté scientifique a déjà répondu à ces questions. Cela donne ainsi l’impression que la question n’est pas résolue, alors que c’est le cas. Cette stratégie a notamment été utilisée par une poignée de scientifiques souhaitant nier la réalité du réchauffement climatique lors de la publication des premiers rapports du GIEC. Ces marchands de doute se sont également livrés à plusieurs attaques personnelles contre des scientifiques. La plus notable d’entre elles a été dirigée contre Roger Revelle, le mentor d’Al Gore. Plus généralement, les marchands de doute ont tenté de discréditer la science dans son intégralité. L’industrie du tabac a même publié un livre intitulé « Bad Science : A Ressource Book » qui donne des conseils et des stratégies pour « remettre en cause l’autorité et l’intégrité de la science ».
L’un des aspects les plus intéressants de cet ouvrage est qu’il prouve que ces attaques contre des scientifiques de divers domaines ont été menées par un seul et même groupe de personnes et d’institutions. Bon nombre des personnes impliquées étaient d’anciens combattants de la guerre froide (Fred Seitz, Fred Singer et Bill Nierenberg sont particulièrement pointés du doigt). Ceux-ci étaient hantés par le spectre du communisme et s’opposaient systématiquement à toute forme de réglementation gouvernementale. Ces « intégristes du marché libre » considéraient les restrictions sur le tabagisme comme le premier pas vers un gouvernement socialiste ou communiste. Ils considéraient que les écologistes étaient en fait des pastèques : « verts à l’extérieur, rouges à l’intérieur ». A chaque fois que la science commençait à montrer qu’il fallait intervenir dans un domaine en particulier – par exemple pour décourager ou restreindre le tabagisme – ils considéraient qu’il était de leur devoir de se défendre contre une politique interventionniste. L’ennui est bien que dans chacun des cas étudiés, les problèmes abordés – l’aspect cancérigène du tabagisme, la pollution, le trou dans la couche d’ozone, … – sont le résultat d’une défaillance de marché qu’il conviendrait de résoudre.
Les stratégies utilisées par ces marchands de doute ont été particulièrement efficaces pour bloquer l’intervention du gouvernement américain contre le réchauffement climatique. La principale raison pour cela est que le sujet touche « à la racine de l’activité économique : l’utilisation de l’énergie ». Les intégristes du marché libre ont donc été particulièrement virulents dans leur opposition à tout argument qui pourrait justifier la régulation de ce qu’ils considèrent être le moteur de la croissance économique, du capitalisme et des marchés libres. Au-delà de cela, le réchauffement climatique présente deux caractéristiques qui ont mis en difficulté les décideurs politiques souhaitant imposer des réglementions. Premièrement, il est difficile de faire une analyse coûts-bénéfices au sens économique standard. S’il est possible de comptabiliser les coûts associés à un processus de réduction d’émissions au niveau d’une entreprise ou d’un pays, il est beaucoup plus complexe de chiffrer les bénéfices associés à cette réduction. En effet, « qui peut mettre un chiffre sur les bénéfices dérivés d’un ciel bleu ? » Les opposants à la réglementation climatique ont donc avancé l’argument que le problème était bien trop coûteux à régler alors que les bénéfices étaient incertains. Deuxièmement, une spécificité du réchauffement climatique est que les actions prises aujourd’hui ont un impact sérieux, mais quelque peu incertain, sur le futur. Bien que cette incertitude se réduise au fur et à mesure et que ce futur se rapproche, cet argument a été longtemps utilisé pour retarder l’action du gouvernement. Le coût des actions aujourd’hui est considéré comme étant trop élevé étant donné que les bénéfices dans le futur ont une valeur plus faible que les bénéfices d’aujourd’hui. Bien sûr, ce raisonnement ne tient pas puisque plus l’on retarde notre réponse au changement climatique, plus les conséquences dans le futur seront dramatiques, peu importe notre taux d’actualisation.
Enfin, Oreskes et Conway insistent sur un autre aspect important de cette histoire : le rôle des médias. Ils montrent l’impact de la « Fairness Doctrine », une politique promulguée par la Commission fédérale des communications des États-Unis en 1949, en vigueur jusqu’en 1987. Cette politique exigeait que les médias titulaires d’une licence consacrent du temps d’antenne aux controverses d’importance publique. Elle exigeait aussi qu’ils le fassent de manière « équitable et équilibrée », en donnant la parole aux partisans des deux côtés de la controverse. Les auteurs démontrent que ces exigences ont été interprétées comme une obligation de « donner un poids égal aux partisans des deux côtés, plutôt que de leur donner un poids équitable ». Pourtant, la science ne fonctionne pas de cette manière. Une fois qu’une question scientifique est close – c’est-à-dire que la majorité des scientifiques travaillant sur le sujet ont atteint un consensus basé sur des études évaluées par leurs pairs – alors il n’y a plus qu’une seule réponse à la question. Ce n’est plus un débat. En donnant un poids égal aux opinions minoritaires, les médias leur ont accordées trop de légitimité. Ceci est particulièrement problématique lorsque les personnes défendant ces opinions minoritaires s’opposent fréquemment au consensus scientifique, sans apporter de preuves pour étayer leurs affirmations. Malheureusement, les médias n’ont pas tenu compte de ceci. Il y a eu de nombreux cas où des affirmations non scientifiques ont été publiées dans la presse générale, alors que les corrections et oppositions à ces affirmations ont été refusées pour la publication. Le cas de Roger Revelle illustre bien cette situation. Les attaques contre lui ont été largement partagées dans des revues de presse générale, mais les lettres de sa famille et de ses collègues cherchant à corriger les faits après sa mort n’ont pas été acceptées dans ces mêmes revues.
Merchants of Doubt nous rappelle que la science est un processus qui prend du temps et qui implique des efforts collectifs de la part de nombreux scientifiques et organisations. « Le consensus – et non un quelconque niveau de signification arbitraire – est le véritable étalon-or de la preuve scientifique ». Il restera toujours un certain niveau d’incertitude dans ce processus, mais il y a un moment où il y a suffisamment de preuves, au-delà d’un doute raisonnable, pour agir. Dans chacun des cas étudiés, y compris pour le réchauffement climatique, ce moment a été repoussé dans le temps par des marchands de doute. En documentant le mode opératoire de ces individus, les auteurs fournissent un rapport détaillé sur les stratégies dont il faut se méfier. Ils démontrent l’efficacité de ces stratégies à retarder l’action gouvernementale et le mal que cela a causé. Les leçons qu’ils tirent de leurs études de cas sont particulièrement importantes à l’ère numérique, où la voix de n’importe qui peut être amplifiée, diffusée et répétée en boucle dans des chambres d’écho idéologiques.
Aliénor Cameron, doctorante Compétitivité industrielle et décarbonation peuvent-elles aller de pair ?
[1] Naomi Oreskes & Erik M. Conway Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, Ed Bloomsbury Publishing USA, 2020, 368 p.