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La Chaire a lu pour vous Small is Beautiful : Une société à la mesure de l’homme de Ernst Friedrich Schumacher

Publié le 21 novembre 2024

Né en Allemagne en 1911, E. F. Schumacher est un économiste ayant occupé différents postes, auprès notamment de la « National Coal Board » britannique, ou en tant que conseiller économique pour les Nations Unies.

Publié au moment du premier choc pétrolier de 1973, le livre Small is Beautiful : Une société à la mesure de l’homme* contribua rapidement à sa notoriété à l’international, jusqu’à son décès en 1977. Dans cet essai entre philosophie et économie, Schumacher construit sa critique d’une pensée « matérialiste » et de ses effets sur la manière dont se pratique la discipline économique, en s’intéressant à la fois aux effets sociaux et environnementaux du développement de la société industrielle moderne.

Pour Schumacher, la modernité se caractérise notamment par la prédominance d’une philosophie selon laquelle l’accomplissement humain passe avant tout par l’acquisition de richesses matérielles. Cette croyance se répercute selon lui sur la pratique de la discipline économique, vis-à-vis de laquelle Schumacher se montre particulièrement critique tout au long de son ouvrage. Une première critique est celle qu’il formule à l’encontre des théories de la valeur qui considèrent comme gratuite une ressource dès lors qu’elle n’est pas le fruit d’une production humaine, ces théories échouant à rendre compte de l’existence d’un « capital naturel » que le système industriel consomme comme s’il s’agissait d’un revenu alors même que son existence en dépend. Il distingue au sein de ce capital trois catégories, qui sont pour lui les ressources non renouvelables – il s’intéresse particulièrement aux sources d’énergie fossile –, les marges de tolérance de la nature – que l’on nommerait peut-être aujourd’hui limites planétaires –, ainsi que la substance humaine. Une seconde critique est celle de la croyance dans le fait la recherche individuelle du profit serait à même de conduire au bien-être du plus grand nombre. Cette critique ne passe néanmoins pas tant par une discussion concernant l’efficience des mécanismes de marché que par la remise en question de la place centrale du marché dans la pensée économique, place qui conduit notamment à considérer la production et la consommation comme des fins en soi plutôt que comme des moyens permettant d’atteindre le bien être. Tout en reconnaissant la nécessité d’omettre certaines dimensions qualitatives pour pouvoir pratiquer la discipline économique, Schumacher estime également qu’en s’intéressant avant tout à la croissance du PIB, de nombreux économistes réalisent de trop grandes abstractions et perdent contact avec « l’essentiel des réalités humaines ».

Selon Schumacher, l’incapacité à tenir compte du caractère irremplaçable du « capital naturel » se reflète dans la technologie sur laquelle repose le système industriel. La technologie moderne détériore les stocks de ressources non renouvelables en reposant sur un extractivisme déraisonné. Elle agit sur les marges de tolérance de la nature en s’accommodant de l’émission de divers types de pollutions. Elle détériore enfin la substance humaine en favorisant la centralisation et la division du travail en taches fragmentaires, lui retirant par la même occasion toute sa vocation à contribuer au développement des facultés humaines. Schumacher anticipe face à ces détériorations une opposition entre deux visions, avec d’une part la volonté de chercher des solutions dans davantage de technologie afin de maintenir une croissance quantitative, et d’autre part la recherche d’une croissance qualitative, appuyée par une technologie réorientée.

L’un des éléments que l’auteur retire de sa vision est sa critique du « gigantisme » qui fait l’objet selon lui d’une « idolâtrie quasi universelle », en opposition à laquelle Schumacher se fait l’avocat des structures et organisations de petite taille. La petitesse est selon lui un moyen de préserver la conscience des impacts d’une activité sur le terrain, ce qui s’applique aux entreprises mais aussi aux espaces urbains qui contribuent au fait que l’homme moderne se considère comme une entité externe à la nature plutôt que comme une partie intégrante de cette dernière. Conscient de la nécessité dans certaines circonstances de l’existence de grandes organisations, Schumacher énonce notamment une liste de principes devant permettre à ces organisations de préserver comme les petites une forme de « liberté créatrice ». Il est intéressant de noter que le premier de ces principes, la subsidiarité, est également un principe fondateur du fonctionnement de l’Union Européenne.

Tout au long de son livre, Schumacher formule en parallèle de ses critiques un certain nombre de recommandations pratiques. On en retrouve notamment dans le domaine de l’éducation, au centre de laquelle doit selon lui être placée la métaphysique – davantage que l’enseignement de « savoir-faire » – qu’il définit comme nos « convictions fondamentales », auxquelles un homme cultivé doit être ancré afin de pouvoir déterminer la direction qu’il donnera à ses efforts. Schumacher s’oppose aux explications totalisantes. Il critique autant la main invisible évoquée par Adam Smith que la lecture de l’histoire faite par Karl Marx et prône la reconnaissance dans le domaine des humanités de problèmes auquel aucune réponse définitive ne peut être apportée. Une autre de ses recommandations a donc trait au rapport à la propriété privée. Il rejette les idéologies cherchant à conférer à cette propriété une forme de caractère sacré, et symétriquement certains « socialismes » qui tendraient à la diaboliser en toutes circonstances. L’auteur développe ainsi une théorie qui s’appuie sur la pensée de R. H. Tawney qui veut que « de la même manière qu’il est important de préserver la propriété qu’un homme acquiert par son travail, il est important d’abolir celle qu’il acquiert par le travail d’un d’autre ». Selon Schumacher, la traduction de cette pensée passerait d’un côté par le maintien de petites entreprises privées, et de l’autre par la prise de participation de l’Etat au capital de l’ensemble des entreprises dépassant une certaine taille. Puisqu’il reste malgré tout un fervent critique de la centralisation des pouvoirs, la dernière partie de son livre consiste dans le développement de modalités pratiques selon lesquelles pourrait se faire cette prise de participation sans prendre la forme d’une nationalisation au sens courant du terme, au profit d’une gestion qui rappelle sous certains égards ce que l’on qualifierait peut-être aujourd’hui de gestion partagée entre les parties prenantes d’une entreprise.

L’analyse de Schumacher est d’autant plus hétérodoxe qu’il porte dans son livre un intérêt récurrent à diverses religions. Il s’intéresse notamment au christianisme et au bouddhisme, en ce qu’il considère que certains de leurs enseignements sont la manifestation d’une « sagesse traditionnelle de l’humanité » et sont dans certaines circonstances plus à même de guider l’homme moderne face aux crises qu’il rencontre que ne peuvent l’être la science ou la technique.  En 2024, l’un des intérêts à la lecture de cet ouvrage vient probablement de sa préoccupation précoce pour des concepts qui sont aujourd’hui au cœur de nombreux débats. Pour un économiste, un autre intérêt est peut-être celui de l’interrogation que l’on y trouve concernant le rapport de la discipline au positivisme scientifique, dont l’auteur se détache en grande partie.

Tom Leclercq Ollivier, Chargé de recherche stagiaire CEC/AgroParisTech

* Schumacher, E.F., Small Is Beautiful – Une société à la mesure de l’homme (1978), Ed. Contretemps/Le Seuil, pp 316.