Interviews

3 questions à Joseph Dellatte

Publié le 29 janvier 2020

Joseph (Joey) Dellatte est un chercheur belge, économiste et politologue des questions environnementales (diplômé de l’Université de Kyoto au Japon), et historien des relations internationales (diplômé de l’Université de Liège en Belgique). Il s’est spécialisé dans les relations internationales des changements climatiques, d’abord en tant délégué de la Belgique auprès des Nations-Unies lors de la négociation des objectifs de développement durable en 2015. Il a ensuite intégré l’école doctorale d’économie du développement durable en Asie de l’Université de Kyoto pour y étudier la politique climatique en Chine et le développement du nouveau marché carbone national chinois. Il applique des méthodes de recherche multidisciplinaires mêlant analyse comparative, études institutionnelles, économie-politique et application des modèles économiques aux marchés carbones asiatiques. Il étudie désormais les différents facteurs et barrières politiques, légales et économiques à l’émergence d’une coopération internationale entre les outils de tarifications carbones Chinois, Coréens et Japonais.

Vous travaillez sur les ETS asiatiques mais avez souhaité effectuer un séjour de recherche à Paris au sein de la Chaire. Pouvez-vous en dire plus sur votre démarche ?

Les raisons sont multiples. J’effectue mon doctorat dans un contexte éminemment multidisciplinaire et asiatique. Mon approche est résolument tournée vers l’économie-politique et je dispose d’une très grande liberté d’outil, de méthode et de collaboration. Ce séjour de recherche à la Chaire d’économie du Climat me donne l’opportunité de rencontrer d’autres chercheurs-euses qui travaillent sur des sujets liés aux changements climatiques dans un contexte européen et avec des approches différentes des miennes. Le fait d’être réunis au même endroit apporte une grande émulation propice à l’échange d’idées. Ensuite, d’un point de vue académique, il existe une grande complémentarité entre mes recherches sur la mise en pratique du Linking en Asie de l’Est et certaines recherches théoriques menées à la CEC. J’y vois ainsi une collaboration à plus long terme qui me permettra, par exemple, de confronter les résultats des recherches de la CEC au cas d’étude asiatique qui m’intéresse, notamment sur les outils de restrictions dans le Linking.

Le design des ETS asiatiques peut substantiellement différer de celui de l’EU-ETS. Quelles leçons peuvent être tirées de ces expériences pour l’Union Européenne ?

Les réalités asiatiques varient déjà considérablement entre-elles. Actuellement, seule la Corée du sud dispose d’un ETS national fonctionnel qui tarifie effectivement le carbone. La Chine dispose de plusieurs marchés pilotes fonctionnels au niveau provincial depuis 2013-2014 qui ont été la première étape-test au lancement, sans cesse repoussé, de son ETS national (CN ETS). Le Japon de son côté ne dispose pas encore de réel outil de tarification carbone au niveau national, mis à part une très faible taxe carbone sur le fuel, mais dispose de deux ETS régionaux dans le grand Tokyo (Tokyo et Saitama ETS). Ces deux ETS régionaux ont d’ailleurs été liés et forment aujourd’hui un cas d’étude intéressant pour le futur des collaborations inter-juridictionnelles en matière de tarification carbone.

D’un point de vue design et ambition environnementale, les situations asiatiques et européennes divergent sensiblement. A l’inverse de l’Europe, la Corée et la Chine appliquent un cap visant une mitigation de l’intensité de leurs émissions, ce qui implique un prix du marché qui ne reflète pas une contrainte de diminution absolue des émissions à l’échelon national. En pratique, en Chine, cela se caractérise par un cap qui est annuellement indexé sur la croissance du PIB par le régulateur, indexation censée prendre fin en 2030, date à laquelle le pays affiche sa volonté de culminer ses émissions et d’appliquer une régression annuelle de son cap. Un autre grand challenge côté chinois est le manque de fiabilité des données collectées, ce qui rend extrêmement complexe l’élaboration de mécanismes de contrôle (MRV) fiables et transparents et le choix d’une méthodologie adéquate d’allocation des permis. L’échelle du CN ETS n’est pour l’instant comparable qu’à l’EU-ETS et devrait même assez rapidement le dépasser. Politiquement, le développement du marché chinois s’est fait à grand coup d’aides et de soutiens venus de l’Union Européenne. On peut d’ailleurs y voir un signal clair pour de potentielles futures discussions de Linkage à moyen ou long terme entre les deux régions.

L’ETS chinois constitue-t-il surtout un signal politique ou bien vous semble-t-il également répondre efficacement aux attentes de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans ce pays ?

Il répond à la double problématique à laquelle font face les autorités chinoises. D’abord, d’occuper un espace politique et médiatique positif de « moteur à solutions », laissé vacant par les USA sur la scène de la diplomatie climatique. Ensuite, de développer un outil d’accroissement de l’efficacité énergétique à faible coût sans altérer le plan de croissance du gouvernement. Ce n’est pas un hasard si le CN ETS a d’abord été développé par la puissante Commission Nationale pour le Développement et la Réforme (NDRC – Organe central du gouvernement chinois en charge notamment des politiques économiques) et pas par le Ministère de l’environnement. L’effort n’est donc pas mis sur la réduction des émissions totales comme dans les autres ETS développés jusqu’ici, mais sur la capacité à accroitre l’efficacité énergétique par unité produite des entités couverte par le CN ETS. En pratique, dans le CN ETS comme dans les pilotes, le signal-prix du marché est largement entre les mains du régulateur via l’ajustement annuel du cap à la hausse et toute une batterie d’interventions régulatrices permises par le design. Le marché chinois correspond ainsi totalement aux engagements pris par la Chine dans sa contribution nationale à l’Accord de Paris de culminer ses émissions en 2030 et, d’ici-là, de gagner en efficacité énergétique.