Raphaël Boroumand est professeur d’économie à Paris School of Business, titulaire d’une Habilitation à Diriger des Recherches de l’université Paris-Saclay et chargé d’enseignements à l’université Paris-Dauphine. Stéphane Goutte, chercheur associé de la Chaire Economie du Climat, est professeur d’économie à l’université Paris-Saclay, directeur de la Chaire CEDRIS, et éditeur en chef de la revue Development and Sustainability in Economics & Finance. Thomas Porcher est professeur d’économie Paris School of Business, membre des économistes atterrés et auteurs de plusieurs ouvrages, notamment du best-seller Traité d’économie hérétique.
Les trois co-auteurs, tous économistes, partagent un intérêt commun marqué pour l’énergie et les problématiques qu’elle pose actuellement.
Premièrement édité en 2014, « 20 idées reçues sur l’énergie »[i] avait pour objectif de déconstruire les préjugés autour de l’économie de l’énergie. Il s’ancrait dans le contexte d’une nécessité de répondre à un double-défi : celui d’assurer un accès à l’énergie équitable, et celui de la lutte contre le changement climatique. A partir de la réfutation de certaines idées couramment admises, il s’agissait de tirer des enseignements et des préconisations pour penser les politiques énergétiques et climatiques d’aujourd’hui et de demain. Certaines idées étaient particulièrement répandues au moment de cette première édition et concernaient par exemple la libéralisation des marchés de l’énergie, le prix unique du carbone ou encore la production de gaz de schiste. Du fait de la simplicité de leur raisonnement économique, du manque de prise en compte des enjeux climatiques et sociétaux mais aussi des spécificités du secteur de l’énergie, elles pouvaient constituer une entrave au déploiement d’un modèle capable d’affronter ce double-défi de décarbonation et d’approvisionnement équitable.
Cette nouvelle édition parait dans un contexte énergétique qui donne raison aux auteurs sur nombre des oppositions aux idées reçues qu’ils avaient marginalement émises, de surcroit avec la crise énergétique à laquelle nous faisons face. Par exemple, l’idée (communément partagée par les économistes de l’énergie) selon laquelle « la libéralisation du secteur de l’énergie en Europe entraine une baisse des prix » s’est avérée empiriquement fausse dix ans après. Les prix de l’électricité ont augmenté depuis l’ouverture à la concurrence et la part des renouvelables dans les bilans énergétiques nationaux n’est pas aussi conséquente qu’attendue. La libéralisation peut, pour certaines industries et sous certaines conditions, entrainer une diminution des prix. Cette baisse des prix attendue conditionnerait le bénéfice qu’en tirerait les consommateurs. Or, la spécificité de l’électricité et de son marché nous oblige à ne pas céder à la simplicité des logiques économiques de la « main invisible » qui permettrait l’atteinte d’une situation d’ « intérêt général » en contexte de libéralisation. L’explication qui consisterait à simplement désigner comme cause des hausses des prix de l’électricité, la hausse des prix des énergies fossiles ainsi que la production croissante des renouvelables, parait insuffisante. Les auteurs privilégient une analyse globale des défaillances de cette libéralisation, une analyse des répercussions des variations des prix spot sur les prix de détail et la prise en compte des spécificités telles que l’inélasticité de la demande à court-terme ainsi que le caractère non-substituable et non-stockable du bien qu’est l’électricité. Ils préconisent une régulation efficace pour une concurrence réellement effective et qui soit en faveur du consommateur.
Cet ouvrage a également le mérite de mettre en exergue les rapports Nord-Sud, dont le secteur énergétique ne saurait s’extraire, avec la question d’une part de la rente pétrolière, et d’autre part de la tarification du carbone. Les auteurs mettent en garde contre la mise en avant excessive de la question de « la bonne gestion de la rente pétrolière », car celle-ci pourrait évincer d’autres questions, plus en amont et qui sont parfois conditions de la bonne gestion de la rente. Elles peuvent être de l’ordre du partage de la rente entre l’Etat producteur et les compagnies pétrolières et les moyens mis en œuvre pour lutter contre la pauvreté. Si la création d’un fonds pour les générations futures est facilement envisageable pour un pays développé, l’affaire est plus compliquée pour un pays pauvre. Ainsi, les recommandations rapides héritées de certes « bons » exemples mais qui sont en réalité incomparables aux cas de pays faiblement développés, doivent être à nuancer au profit d’une prise en compte des niveaux de développement du ratio production pétrolière/population.
Par ailleurs, la question de la tarification du carbone est abordée dans ce même soucis de prise en compte des inégalités de développement entre pays. Les auteurs soutiennent l’importance de considérer cette responsabilité « commune mais différenciée » de la convention climat. L’idée selon laquelle « un prix universel du carbone est l’instrument le plus efficace pour lutter contre le réchauffement climatique » est ainsi nuancée par les auteurs. Justifier l’efficacité d’un prix unique du carbone afin d’éviter les comportements de passager-clandestin de certains pays ou les délocalisations reviendrait à considérer d’une part que chaque émission de CO2, qu’elle se produise aux Etats-Unis ou au Bangladesh a le même impact négatif sur le climat, et d’autre part qu’elle ait la même utilité sociale. La définition d’un prix du carbone qui tienne compte du niveau de développement des pays, de même qu’une approche par les émissions consommées est alors proposée par les auteurs. Le prix du carbone pourrait être fixé selon un prix de référence dépendant de l’indice de développement (IDH) et des émissions consommées de CO2 avec une adaptation progressive du prix au niveau de son développement, qui inciterait les pays à transitionner vers des sources de production moins émissives à mesure qu’ils se développent. La difficulté de la coopération internationale, entre pays émergents et pays développés, témoigne de l’importance de la prise en compte de ces inégalités.
D’autres idées reçues concernant les choix de technologies décarbonées, leur déploiement, leur financement et les politiques de soutien à mettre en œuvre pour les accompagner sont analysées, déconstruites, et suivies de solides propositions.
La déconstruction des 20 idées présentées dans cet ouvrage, dix ans auparavant, donne aujourd’hui raison aux auteurs. Le curseur y est replacé sur les enjeux fondamentaux et les grands défis du secteur de l’énergie, qui sont inextricablement économiques, géopolitiques, sociaux et environnementaux. L’adoption d’une vision panoramique des implications des choix de politiques énergétiques y est encouragée. A travers ce livre, les auteurs nous incitent à refuser la facilité des raisonnements économiques traditionnels pour faire valoir la spécificité et la complexité propre au secteur énergétique. Enfin, Des recommandations précieuses sont avancées afin d’envisager au mieux notre futur énergétique.
« L’objectif d’étudier l’économie n’est pas d’acquérir un ensemble de réponses toutes faites à des questions économiques, mais d’apprendre à ne pas être trompé par les économistes » – Joan Robinson (Contributions to Modern Economics, 1978).
Ibtissem Khelifati, Chargée de recherche stagiaire CEC/Paris-Saclay.
[i] Boroumand,R., Goutte, S. et Porcher, T., 20 idées reçues sur l’énergie, Ed. de Boeck, parution le 24/04/2024 (3eme édition) pp.208.