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La Chaire a lu pour vous Carbon Democracy, Political power in the age of oil de Timothy Mitchell

Publié le 16 juillet 2019

Fondée sur un travail historique considérable, la thèse de Carbon Democracy [1] est originale et provocatrice : l’impossibilité de penser la démocratie sans penser les énergies fossiles. En effet, pour Timothy Mitchell, Professeur à Columbia University, c’est par les agencements relatifs à ces sources que la démocratie moderne a évolué, autant dans le sens de sa promotion que de sa limitation. Ainsi, l’auteur retrace l’histoire tourbillonnaire de ce nexus démocratie-fossiles, du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours, en Occident comme au Moyen-Orient.

Cette fresque commence par étayer la manière dont la démocratie s’est (re)construite et diffusée en Europe grâce à l’exploitation de charbon. Le dynamisme de cette « machine démocratique » résultait d’un agencement spécifique d’engins et d’humains, pourvoyant à ces derniers une capacité de sabotage. De fait, les travailleurs du secteur charbonnier (mineurs, cheminots, dockers, etc.) avaient les moyens de bloquer, ralentir ou détourner le flux de production-distribution de cette énergie, et ils s’en sont servis pour faire accepter aux gouvernants leurs revendications démocratiques.

Plus tard, la réorganisation des relations entre le travail et l’énergie s’est opérée par le recours croissant au pétrole. C’est notamment le Plan Marshall qui a impulsé l’intégration européenne par la production mutualisée de charbon. L’utilisation de pétrole a été stimulée par diverses techniques, telles que la mise en place d’un mode de vie énergétiquement gourmand ou la diversification des produits basés sur le pétrole (particulièrement dans l’agriculture et les matériaux synthétiques).

L’exploitation de pétrole étant davantage automatisée que celle du charbon, les capacités de sabotage des travailleurs sont devenues plus limitées. D’une certaine manière, les entreprises pétrolières ont repris la main sur la technique du sabotage, reprenant alors le contrôle sur la chaîne de production-distribution. Le but de ces firmes n’était pas de développer de nouvelles sources mais de freiner leur développement, afin de créer et d’entretenir une rareté dans l’accès à cette énergie devenant économiquement vitale, aussi bien pour les pays exportateurs qu’importateurs.

A partir des années 1960, les Etats producteurs du Moyen-Orient ont contraint ces entreprises de leur distribuer une part accrue de leurs profits. Pour équilibrer la balance des paiements et maintenir la stabilité financière internationale, les Etats-Unis (ainsi que certains pays européens) ont recyclé ces pétrodollars (la livre sterling ou le franc) par la vente d’armes aux pays producteurs. Une rhétorique d’insécurité s’est agencée pour justifier ces échanges. Perpétuer l’instabilité dans la zone moyen-orientale a permis aux entreprises pétrolières et aux gouvernements occidentaux, mais aussi aux gouvernants locaux protégés par ces derniers, de conserver leur pouvoir politico-énergétique et d’endiguer toute revendication démocratique à l’est et à l’ouest. Aussi, les « chocs pétroliers » de la décennie 1970 sont relus à l’aune de la collusion entre les entreprises pétrolières et le gouvernement américain pour conduire les prix du pétrole à la hausse. Cette trajectoire a permis aux Etats-Unis de diminuer la pression sur le dollar, d’affaiblir les économies européennes et japonaise, d’ouvrir de nouvelles exploitations hydrocarbures domestiques, et de poursuivre le commerce d’armes.

Cependant, il fallait lutter contre le potentiel report sur des sources alternatives (gaz naturel, nucléaire) dont les prix relatifs tendaient à être inférieurs à ceux du pétrole. Les entreprises pétrolières ont trouvé une solution inattendue pour faire en sorte que leur produit reste compétitif : impulser les mouvements environnementaux, surtout anti-nucléaires.

Timothy Mitchell utilise un cadre conceptuel foucaldien mêlé de théorie de l’acteur-réseau, dont l’attention est portée sur les techniques de gouvernementalité employées par les entreprises du secteur de l’énergie fossile et par les autorités publiques. Il montre par ailleurs que le rôle des industries de l’hydrocarbure et de l’armement est fondamental dans la structuration progressive de l’économie capitaliste globalisée. En guise de conclusion, l’historien britannique constate qu’aujourd’hui la mobilisation politique est bien plus portée sur la question du climat que sur celle du pétrole. Pour lui, il serait judicieux d’insérer cette dernière dans un débat, une controverse sociotechnique. Il considère finalement que la résolution combinée des insuffisances démocratiques et des périls environnementaux passe par la réunion renouvelée de la démocratie et de la technocratie.

Raphaël Olivier, Doctorant « La performativité du pricing du carbone interne aux entreprises »

[1] Mitchell, Timothy, (2013), Carbon Democracy, Political power in the age of oil, Verso, London, New York, 12£99. Une version française est parue en 2013 aux Editions La Découverte, Paris, 24€50.