Issu de son expérience d’enseignement à Sciences Po, l’ouvrage Culture Écologique [1] de Pierre Charbonnier cherche à éclairer le lecteur ou la lectrice sur les débats qui organisent aujourd’hui la question écologique. À la croisée des domaines que sont l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, les sciences politiques, la géographie, l’économie et la philosophie, Pierre Charbonnier expose la nature des débats actuels sous trois angles interconnectés et complémentaires : l’étude de la construction des connaissances sur les milieux naturels et les sociétés, celle des formes de pouvoirs, de domination et de contestation qui prennent forme avec la prise en charge des ressources, et, enfin, l’étude des caractéristiques physiques et biologiques du système Terre.
À travers un voyage dans le passé lointain de l’humanité, les premiers chapitres reviennent sur les grandes caractéristiques de l’évolution du rapport entre l’humain et la nature. Notre cadre de pensée dualiste et simpliste opposant l’inné de l’acquis nous empêche de voir la réciprocité des échanges entre l’humain et l’environnement. En effet, l’auteur décrit l’humain comme un ingénieur écologique, faisant partie intégrante de son milieu, recomposant en permanence nos modes de vie à l’épreuve des conditions extérieures, et modifiant en retour ces conditions. La période Néolithique en est un parfait exemple, puisqu’elle marque l’introduction d’un nouveau régime socio-écologique fondé sur la domestication des plantes et des animaux et ouvre un débat aussi bien anthropologique que politique concernant l’émergence d’institutions politiques centralisées.
Avançant un peu plus dans le temps, deux innovations technoscientifiques majeures ont participé activement au processus de réaménagement de son milieu par l’humain et à des changements radicaux du régime socio-écologique préindustriel. D’une part, les améliorations successives apportées à la machine à vapeur aux XVIIIe et XIXe siècles permettent de déplacer les contraintes spatiales et énergétiques qui conditionnaient précédemment les sociétés préindustrielles. D’autre part, l’invention au XXe siècle du procédé chimique Haber-Bosch permettant de synthétiser l’ammoniac, brise la contrainte de productivité limitée de la terre en accroissant artificiellement la fertilité des sols. Le terme d’anthropocène prend alors tout son sens : il insiste sur la dimension planétaire que revêt l’impact de l’action humaine sur son milieu tout en insistant dans le même temps sur la responsabilité de l’humanité sur la modification de son environnement. Dans la pensée occidentale, cette éthique de la responsabilité suppose alors que la protection de la nature ne peut se faire qu’à travers une relation de domination que l’humain entretiendrait sur elle.
Ce voyage à travers le temps est ponctué par un court arrêt sur l’histoire des sciences, nécessaire pour comprendre notre relation à la Terre. Jusqu’au XIXe siècle, sous l’influence de la pensée religieuse, l’humain étudiait le monde à travers des lunettes théologiques conférant une vue anthropocentrique à son raisonnement. Au XIXe siècle et plus fortement encore au XXe siècle, la révolution scientifique et l’essor des sciences naturelles ont permis d’aborder l’étude des équilibres planétaires de manière beaucoup plus systémique : les évolutions planétaires ne sont plus le fruit d’un processus linéaire et répétitif, mais plutôt la conséquence d’interactions et de transitions entre différentes phases et acteurs dans un processus dynamique.
Le succès du développement scientifique en fait l’une des trois matrices à l’intérieur desquelles se sont mises en place les structures de la relation entre la nature et les sociétés modernes occidentales. Ce succès est interprété comme la toute-puissance de l’humain face à la nature. Pour l’humanité, tout est sujet à une logique de rationalisation et d’anticipation quantifiée des comportements humains, non-humains mais également des évènements aléatoires. Cette logique est ancrée dans la recherche d’un idéal de maîtrise total de l’humain sur lui-même ainsi que sur son environnement. La deuxième matrice tout aussi importante dans le processus de modernisation des sociétés occidentales est son rapport au temps. Celle-ci passe par l’émergence d’une attitude positive vis-à-vis de l’avenir, notamment par la sacralisation de la notion de « progrès ». En effet, cette notion revêt une dimension éminemment politique puisqu’elle permet d’envisager l’environnement comme un outil pouvant être utilisé par les systèmes de pouvoir afin de s’assurer de la loyauté de leur population en leur promettant un avenir meilleur. Enfin, la troisième et dernière matrice du processus de modernisation est la gestion de l’espace, passant par la dynamique de conquête territoriale et la notion de « frontière ». Cette dernière peut se voir comme un espace de contact entre un monde perçu comme concentrant les valeurs sociales à diffuser à un autre monde inconnu considéré comme un territoire à conquérir, processus qui est alors vu comme une lutte contre la nature. Là encore, nous observons un processus de domination de l’humain occidental sur son milieu, mais également sur les populations qui les habitent.
Ces rapports à la nature basés sur la course au progrès technoscientifique dans le but d’asseoir la supériorité de la raison humaine face à son milieu, font l’objet de nombreuses critiques au cours des deux derniers siècles que l’auteur examine tour à tour dans une seconde partie. Une première critique tourne autour du mode de production capitaliste. La perversité du système capitaliste repose sur sa capacité à intégrer les limites sociales et matérielles qu’il rencontre et de les déplacer. La critique du mode de production capitaliste met en lumière des parallèles entre les luttes socio-économiques et l’appauvrissement des relations entre humains et monde naturel. À titre d’exemple, une analogie est faite entre la surexploitation des travailleurs et celle des ressources naturelles, qui obéiraient à des mécanismes similaires. Ainsi, cette critique tend à remettre au cœur des enjeux de sociétés les limites même que le système capitaliste s’efforce d’internaliser ou de rejeter.
Une seconde salve de critiques cible la notion de « progrès ». D’une part, le processus de modernisation dans les pays industrialisés au tournant du XIXe siècle est dans un premier temps rejeté au profit d’une défense conservatrice de l’ordre traditionnel. La nature est alors utilisée comme un allié solide puisqu’elle incarne l’ordre immuable des choses. D’autre part, à la même période, des révoltes ouvrières éclatent et rejettent la notion de progrès en retournant leur colère contre les machines, susceptibles d’être substituées au travail humain devenant alors une source de pauvreté et participant à l’aliénation des ouvriers et des ouvrières. Enfin, la critique du progrès s’exprime également au sein des pays décolonisés. À la suite du processus de décolonisation, les leaders des pays nouvellement indépendants utilisent l’argumentaire de la course à la modernisation en le qualifiant de processus essentiel pour sortir la population de la pauvreté. Ils contribuent ainsi à forger un anti-impérialisme basé sur l’exploitation des ressources naturelles dans le but d’atteindre un niveau de développement égal à celui des pays industrialisés du Nord. La critique subalternaliste, représentée par Gandhi en Inde dans la première moitié du XXe siècle s’oppose à cette vision. Pour son représentant, les idéaux directeurs de la modernité sont le produit de l’expérience coloniale et participent à l’aliénation de la population du pays récemment décolonisé. La reprise de leur indépendance par les populations marginalisées ne peut se faire que par l’extirpation de la culture politique moderne de l’esprit des individus et par le retour à un mode de production local.
Ces différentes critiques ont petit à petit aboutit à la naissance d’un mouvement social qui établit un lien entre la protection de la dignité, de la liberté et de l’autonomie humaines et la préservation de la nature. En Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle, deux sortes d’environnementalismes se font face : un environnementalisme de conservation, qui considère que la gestion de la nature est nécessaire à la construction de la souveraineté nationale, et un environnementalisme de préservation, qui ambitionne de redéfinir intégralement les relations hiérarchiques entre humains et monde naturel, en accordant un statut presque égal à tous les êtres vivants. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, nous voyons également apparaître un environnementalisme universaliste. Idéaliste et utopiste, ce dernier se base sur une volonté de dialogue entre les nations, en prenant la nature comme vecteur et la science comme moyen, dans le but de pacifier l’ensemble du monde. Des institutions internationales telles que l’UICN en 1948 ou la CNUCC en 1992 sont créées dans ce but. Mais ce courant peut être nuancé par le fait qu’il possède une vision nombriliste du monde, puisqu’il prend comme présupposé que la pacification du monde se joue seulement entre les mains de quelques hommes issus de pays occidentaux. On voit également se créer des environnementalismes différents entre les pays du Nord et ceux du Sud, ainsi qu’un environnementalisme partisan dans les pays occidentaux, mis en exergue par la crise de l’État-Providence dans les années 1970, permettant à des partis verts d’apparaître sur la scène politique.
Aujourd’hui, la question écologique nourrit de nombreux débats. Les règles du système capitaliste en tant que système de production ont besoin d’être redéfinies, afin d’intégrer les limites planétaires en son sein. C’est dans ce contexte que s’élaborent de nouveaux modes de développement. Avec l’introduction de la notion de « capitalisme vert », nous assistons aujourd’hui à une remise en cause du pouvoir du langage économique. En effet, sans remettre en cause le système capitaliste actuel, ce dernier ne voit l’intégration des limites planétaires qu’en termes de coûts et bénéfices, en faisant du prix à la fois le problème et la solution de la crise écologique que nous vivons. Ce mode de développement entend répondre à la crise écologique par le biais de la mise en place d’instruments tels que des taxes carbones aux frontières, ou un marché de droits à polluer. Néanmoins, ces mesures restent aujourd’hui inefficaces. Avec le concept de Green New Deal, on observe qu’une réflexion sur les défaillances de marché appelle à une réflexion de long-terme sur la capacité de la puissance publique à réguler les mécanismes du capitalisme et à s’emparer de la question de la crise écologique. Ce rapport à l’État est une source de clivage entre le mouvement ouvrier et les mouvements de défense de l’environnement. Les premiers y voient une institution à convaincre afin de faire aboutir leurs droits, tandis que les seconds adoptent plutôt une attitude de défiance envers lui et y préfèrent des initiatives de gouvernance à une échelle plus locale. Enfin, l’auteur peint également dans son livre les portraits des mouvements de la décroissance, de l’écoféminisme et du postcolonialisme.
Pour faire face à la crise écologique que nous vivons aujourd’hui, ce n’est malheureusement pas seulement le système de production qu’il faut redéfinir, mais également toutes les structures normatives qui régissent nos comportements sociaux et nos rapports au monde extérieur. De plus en plus d’initiatives sociales défendent une éthique différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, centrée sur une connaissance plus approfondie de notre interaction avec le vivant et le territoire. La cause animale en est un parfait exemple, puisqu’elle remet en cause les schémas dominants de la société moderne en considérant l’animal comme un être presque égal à l’humain. L’apparition de l’agroécologie est également un autre exemple qui permet de façonner des formes de solidarité sociale en décalage par rapport à la recherche de profit de court-terme et aux mécanismes de marché traditionnels. Cela montre qu’un nouveau mode de production est possible, éloigné des structures normatives à travers lesquelles nous étudions et façonnons le monde. Ces nouveaux questionnements prennent corps dans l’évolution des organisations militantes critiques du système socio-économique capitaliste. On observe un rapprochement des revendications sociales et écologiques dans le but de donner naissance à une proposition politique et idéologique qui remettrait la justice sociale, le respect des limites planétaires et la préservation du vivant au cœur de notre projet de société.
La richesse de cet ouvrage tient dans l’habilité de l’auteur à conjuguer un très grand nombre de domaines formalisés et moins formalisés du savoir afin d’apporter l’analyse la plus complète possible de la question écologique. L’auteur nous rappelle qu’aujourd’hui l’urgence de la crise écologique que nous vivons nous oblige à revoir les structures de nos relations avec le monde extérieur. Il démontre avec brio que la culture écologique en tant qu’enseignement des savoirs et des normes régulant nos relations au monde est une nécessité auprès de chaque citoyenne et citoyen, et plus particulièrement auprès des élites économiques et politiques. C’est une condition nécessaire afin de préserver le débat démocratique tout en amorçant un processus de transition vers un système socio-écologique plus respectueux de l’humain et du milieu naturel dans lequel il évolue. Petit plus, des conseils lectures, films, documentaires et podcasts sont présents à la fin de chaque chapitre, pour que le lecteur ou la lectrice puisse aller plus loin dans sa réflexion si il ou elle le souhaite.
Pauline Cizmic, doctorante « Régulation, industrie pétro-gazière et secteur bancaire : un triangle amoureux à l’épreuve du changement climatique ».
[1] Charbonnier, P., (2022), Culture Écologique, Presses de Sciences Po, Collection Les Petites Humanités, Paris