La question de la technique est une question prépondérante dans l’œuvre de Martin Heidegger. Précisément, La question de la technique de 1954 [1] est le premier des onze textes qui constituent le recueil Essais et Conférences tiré du cycle des conférences de Brême de 1949 intitulées « Regard dans ce qui est ».
Heidegger entame sa réflexion par la mise en exergue de ce qu’est l’essence de la technique. Vous pensiez que la technique était l’emploi d’outils, de machines ou d’ustensiles pour arriver à ses fins ? Cette définition exacte d’un point de vue matérialiste et anthropologique n’est pas vraie en ce qu’elle ne constitue jamais l’essence de la technique. Le penseur allemand revient à l’origine grecque « techné » ne signifiant pas un moyen matériel de production, mais un savoir-faire de l’artisan pour faire apparaitre la chose. Ce n’est qu’une fois qu’une chose est produite qu’elle se révèle à nos yeux telle qu’elle est. Cette chose ne se termine pas alors avec la fin mais commence avec elle. C’est dans ce Dévoilement de la production finale que la chose passe d’un état de caché à non-caché et que la technique trouve son essence.
Mais comprenez bien, nous dit Heidegger qui avance un peu plus dans son raisonnement, que si ce mode du Dévoilement reste valable pour une technique « artisanale », il ne s’accorde pas avec la technique moderne. Cette dernière trouve son essence dans la provocation de la nature et des forces qui la composent. La technique moderne interpelle la nature partout et à tout instant : l’air est requis pour sa production d’azote, le sol pour celle de minerais, ces minerais pour celle d’uranium et cet uranium pour celle d’énergie nucléaire. Mais ce n’est pas tout, car pour constituer l’essence de la technique moderne, cette mise en demeure de la nature doit se conjuguer avec une accumulation postérieure. Le moulin à vent peut-il être l’illustration de cette technique moderne ? se demande l’auteur. Certainement pas, car même si les ailes du moulin requièrent le souffle du vent pour qu’ensuite s’actionnent les mécanismes permettant de moudre le grain, la mise en demeure de la nature reste ponctuelle et ne donne jamais lieu à une quelconque accumulation. Prenons la liberté d’étendre l’exemple d’Heidegger aux éoliennes et demandons-nous si ces dernières peuvent constituer une illustration de la technique moderne. Oui, car l’existence des éoliennes comme source fiable d’énergie dans notre système productif repose essentiellement sur l’existence des batteries permettant d’accumuler l’électricité produite. Et c’est bien là que se trouve tout le génie d’Heidegger lorsqu’il nous livre dès le milieu du siècle l’acception de l’essence de la technique moderne.
L’auteur intensifie sa réflexion et énonce que la mise en demeure des forces naturelles qui constitue ce Dévoilement provoquant est de nature à transformer tout le réel en « fonds » disponibles partout et à tout instant, de sorte que tout objet n’existe plus en tant qu’objet mais en tant que stock utile (au sens économique du terme). On se demande alors quel rôle joue l’homme dans ce dévoilement provoquant de qui constitue le « fonds » ? De la même façon que l’homme interpelle la nature partout et à tout instant, n’est-il pas lui-même commis à cette interpellation ? Ce phénomène par lequel l’homme provoquant serait lui-même provoqué, Heidegger l’appelle « Gestell », en français le Dispositif ou l’Arraisonnement (la traduction reste floue tant les néologismes d’Heidegger sont à comprendre dans la dynamique de son œuvre). Ce Dispositif est ce qui constitue l’essence de la technique moderne en ce qu’il appelle l’homme à devenir donc « fonds » à son tour, un « fonds » commis lui-même à commettre tout le réel comme « fonds ».
Si le Dispositif met en demeure l’homme pour interpeller la nature, la question pertinente n’est pas de savoir quel est le rôle de l’homme dans ce Dévoilement provoquant mais de savoir dans quelle mesure nous prenons conscience de nous-même agissant en son sein. Heidegger ne se pose pas en adversaire de la technique moderne car selon lui il n’y a rien de dangereux dans la technique à proprement parler. Il met en garde du Danger extrême, celui par lequel l’homme abandonnerait son Être au simple dévoilement du réel comme un stock disponible, utile et éphémère ne se voyant plus lui-même que comme partie intégrante du « fonds ». Le Danger, nous le rencontrons tous les jours dans la discipline économique, et nous l’encourageons même lorsqu’à chaque fois dans les modèles nous représentons l’homme comme un simple facteur de production aux côtés des machines, l’éloignant ainsi d’une vérité plus originelle. Demandons-nous ce qu’aurait pensé Heidegger de la crise environnementale dans le contexte de sa réflexion sur la technique. Il ne l’aurait sûrement pas interprété comme LE Danger mais comme une manifestation du Danger par lequel l’homme s’est ôté de son existence en tant qu’homme et n’est devenu plus que le commettant du réel en « fonds » dans la frénésie du règne de la technique moderne.
Enfin, comme dernière étape de sa réflexion, Heidegger cite Hölderlin : « Mais, là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve ». Point alors une note d’optimisme laissant apparaitre la possibilité d’un salut pour l’homme à l’instant où ce dernier arrêtera de se fasciner pour les choses techniques car tant que l’homme ne voit en la technique qu’une instrumentalité, seule règnera la volonté de la maitriser. Néanmoins, dès lors qu’une réflexion s’engage sur ce qu’est l’essence de la technique et sur le comment duquel l’homme répond à l’appel du Dispositif dans le dévoilement du réel comme « fonds », l’homme retrouve conscience de son Être sortant du règne de l’efficience et de l’exact pour embrasser un destin de vérité profonde. La crise environnementale semble constituer une opportunité de réflexion et de prise de conscience de nous-même dans l’appel du Dispositif. Saurons-nous la saisir en interrogeant notre existence dans ce processus général du Dévoilement provoquant ? Ou continuerons-nous de nous abandonner nous-même en tant qu’Être dans le stock utile, dans le « fonds » ?
Dans ce contexte pesant de crise sanitaire du COVID-19 dans lequel notre quotidien est rythmé de façon continue par des chiffres, des courbes, des coefficients, des modèles et des prévisions, relire Heidegger et La question de la technique pourrait nous redonner une bouffée d’oxygène. Son raisonnement métaphysique et sa critique sévère de la Machenschaft ou du règne de l’efficience font totalement écho avec l’actualité.
Valentin Laprie, doctorant Innovation demand pull VS technology push en matière d’efficacité énergétique du bâtiment.
[1] Martin Heidegger, « La Question de la technique », dans Essais et conférences [1954], trad. de l’allemand par A. Préau, Gallimard, coll. « Tel », 1980