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La Chaire a lu pour vous : L’anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital de Andreas Malm

Publié le 26 juin 2019

L’ouvrage « L’anthropocène contre l’histoire » est un essai de 2016 du géographe Andreas Malm. L’auteur cherche à montrer que le réchauffement climatique n’est pas dû à la nature humaine mais à un mode de production particulier : le capitalisme (chapitre 1). Pour étayer sa thèse, le chapitre 2 détaille les conditions d’adoption du charbon dans l’industrie cotonnière britannique. C’est sur ces deux parties que nous allons nous concentrer, laissant de côté les thèses de l’auteur sur les liens entre littérature (chapitre 3), révolution (chapitre 4) et changement climatique.

Malm débute son ouvrage par une critique du concept d’anthropocène qui, en mobilisant la catégorie biologique d’espèce humaine efface les rapports entre les hommes et les responsabilités différenciées face à la combustion fossile. L’auteur critique également la tendance à présenter l’anthropocène comme une sorte de pente fatale inscrite dans la nature humaine, en germe depuis la découverte du feu. En effet, le charbon reste inexploité par les sociétés précapitalistes, y compris lorsqu’elles maîtrisent le feu et disposent de réserves houillères abondantes. L’exploitation fossile demande un travail difficile, qui nécessitera en Inde la mise au travail militaire des populations colonisées par l’Empire britannique (p.34). La combustion fossile est un « condensé de rapports sociaux inégalitaires » et n’est pas inscrite dans la nature humaine « puisqu’aucun humain ne s’est jamais lancé dans leur extraction systématique pour satisfaire ses besoins vitaux » (p.45). En somme, le concept d’anthropocène est pertinent pour les sciences de la nature, lorsqu’elles cherchent à mesurer les dégâts du système social sur le système naturel. Mais il ne l’est plus pour les sciences sociales qui cherchent à étudier et à quantifier les agissements des hommes et leurs responsabilités historiques particulières.

Malm cherche alors à comprendre « qui a allumé et propagé le feu de l’économie fossile […] pourquoi, où et comment ? » (p.26). Il s’intéresse aux raisons qui ont poussé à l’adoption du charbon dans l’industrie cotonnière. Cette conversion ne va pas de soi, car l’invention de Watt doit concurrencer une énergie hydraulique gratuite. Il faut attendre 1830, soit plus de 40 ans après son invention, pour que le charbon commence à faire jeu égal avec l’hydraulique (p.83). Pourtant, ce remplacement n’est dû ni à une saturation des cours d’eau (p.85), ni à une meilleure efficacité technique du charbon (p.87). Le charbon reste plus coûteux et moins efficace que l’hydraulique (et ce même en 1866 lorsque Jevons écrit The Coal Question, p.150).

L’adoption du charbon s’explique selon Malm par la recherche du profit, car il permet de davantage pressurer la main d’oeuvre. En « tranchant ses chaînes spatiales » (p94), le charbon a permis au capital de s’extraire des campagnes et de s’implanter dans les villes auprès d’une « armée de réserve formée aux habitudes industrieuses ». L’hydraulique, habituellement plus efficace, était adapté à un cadre de petite production marchande, mais ses fluctuations associées à celles de la main d’œuvre rendaient l’exploitation trop inconstante, notamment en période de conflit social et de diminution du temps de travail. Le capitalisme cotonnier se tourne alors vers le charbon car « son objectif est de s’assurer que le travailleur accomplit autant de travail que possible dans un temps donné » et que le charbon « offre un pouvoir supérieur sur la main d’œuvre » (p.112), en lui permettant de moduler le rythme de travail et de remplacer aisément les ouvriers indisciplinés. Le passage du temps concretde l’hydraulique à ce que Malm appelle le temps abstraitdu charbon, qui s’extrait des contingences matérielles et temporelles des cycles naturels, est selon lui « caractéristique de la spatio-temporalité du mode de production capitaliste » (p.131). C’est la recherche du profit qui provoque le besoin de dépassement des limites matérielles ; plutôt que d’anthropocène, l’auteur préfère parler de capitalocène.

Indépendamment de la thèse défendue par l’auteur, ces deux chapitres méritent lecture. La discussion du concept d’anthropocène est pertinente et le récit de l’adoption du charbon est passionnant, rythmé par des textes d’époque qui frappent parfois par leur préscience. Bien sûr, la thèse générale ne convaincra pas toujours. On peut douter qu’un autre mode d’organisation sociale recherchant l’accroissement des richesses se soit passé de la formidable source calorique que représentent les énergies fossiles. D’ailleurs, l’auteur apporte en quelque sorte sa propre réfutation en évoquant l’extraction de charbon en URSS dans ce qu’il nomme le « stalinisme fossile » (p.49-55). Pour autant, ce récit nous semble intéressant car il retrace les conditions particulières ayant mené à la combustion fossile et fournit une nouvelle illustration au concept classique d’externalités en économie : la recherche du profit privé ne mène pas toujours au bien public. On regrette néanmoins que les réflexions sur la façon dont les sociétés humaines se sont extraites de la temporalité et de la spatialité des énergies renouvelables n’aient pas été plus approfondies (p.131-139). La frontière environnementale approchant rapidement, le désajustement entre infrastructure économique et objectifs climatiques devient en effet une question capitale.

Jérôme Deyris, stagiaire « Les marchés financiers face au défi climatique »

Malm, A. (2017). L’anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital Éditions La Fabrique, 250p, 15€