Maîtresse de conférences en science politique à l’université de Lille, Doris Buu-Sao travaille sur les industries extractives, en Amérique latine et en Europe
Avec Le capitalisme au village*, Doris Buu-Sao, maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Lille, propose une analyse démystifiée de la cohabitation des populations autochtones péruviennes avec les industries extractives, installées sur leur territoire depuis une cinquantaine d’années. Tiré d’une thèse, cet ouvrage nous plonge dans le campement de Andoas, une région de l’Amazonie péruvienne au nord du pays, dans un style universitaire accessible et illustré d’extraits d’entretiens et d’observations de situations réalisés lors de l’enquête de terrain conduite par la chercheuse entre 2012 et 2014.
Cette immersion révèle des dynamiques socio-économiques complexes et anciennes entre industrie extractive et communautés natives, sans résignation ni confrontation totale, loin des perceptions occidentales d’un anticapitalisme décolonial fantasmé des populations Amazoniennes, parfois réduites à des groupes de « sauvages écologiquement nobles »[1]. L’ouvrage décrit plutôt des rapports ambivalents, contradictoires, mais toujours lourdement asymétriques pour les populations à qui l’implantation de l’industrie pétrolière a été imposée sans concertation (le statut légal des villages indigènes n’existait pas il y a 50 ans, au moment où les premières concessions pétrolières ont été accordées).
Ces « frictions de l’extractivisme » se caractérisent notamment par la coexistence des discours très critiques des leaders autochtones vis-à-vis du capitalisme extractif, avec une forme d’acceptation des structures et des avantages apportés par l’industrie (emplois, accès aux soins, à l’éducation, à certains privilèges). A tel point que ces populations, affectées par les conséquences sociales, environnementales et sanitaires des activités d’extraction, ont fini par revendiquer un droit à travailler pour elles, parfois au titre d’une forme de compensation. Ce phénomène est notamment permis par le dispositif des entreprises communales, qui font l’objet d’une étude approfondie : les habitants ne sont pas seulement ouvriers, mais ont également la charge de ces entreprises, apparentées à des sous-traitants, et deviennent de fait des entrepreneurs, intermédiaires de l’ordre capitaliste. Sur ce point, l’ouvrage apporte une documentation complémentaire afin de recontextualiser ces contradictions dans des siècles de colonisation marqués par des interactions diverses avec des acteurs étrangers venus exercer leur emprise sur la région amazonienne[2].
L’observation de ces frictions apporte une contribution intéressante à l’étude de l’expansion du capitalisme global. L’autrice complète ainsi le principe « d’accumulation par dépossession » – décrit par le géographe marxiste David Harvey[3] comme la privatisation des ressources naturelles et humaines, indispensable au dépassement des crises de suraccumulation autogénérées par le système – et lui préfère le terme de « capitalisme par appropriation ». Au-delà de la seule dépossession, il permet d’intégrer la dimension d’appropriation de l’ordre capitalistique par les populations locales – une appropriation facilitée par l’ensemble des avantages déjà mentionnés, qui s’inscrivent dans une stratégie de pacification mise en place par l’industrie fossile face aux mouvements de contestation. Le capitalisme n’apparaît plus alors comme un ordre surplombant, mais se caractérise davantage par la manière dont il prend forme sur les territoires qu’il affecte.
Le compromis socio-économique ainsi trouvé n’en demeure pas moins fragile, et les attentes de compensations et de bénéfices par le travail n’annihilent pas pour autant les critiques au sein des populations autochtones qui continuent de recourir à la mobilisation pour dénoncer l’impact écologique des activités extractives. La contestation a pris parfois des formes violentes, en 2008 et en 2009 notamment, quand ont éclaté des mobilisations armées et des actes de représailles face à la répression par les forces de l’ordre, caractérisés par des exécutions d’otages. Face à ces phénomènes, les entreprises extractives se sont professionnalisées dans la gestion des conflits et les relations communautaires. L’état a aussi cherché à appliquer des politiques de répression des conflits qui ne soient pas forcément armées, mais son action au sens large est souvent contestée en raison de sa consilience avec les industries pétrolières, et le vide régalien qu’il a laissé aux entreprises sur ces territoires. Les combats des leaders natifs sont donc en partie de pousser les habitants à se tourner à nouveau vers l’État pour les services de santé, d’éducation, de compensation, plutôt que vers les entreprises privées, qui n’assurent ces services que pour acheter une forme relative de paix sociale.
Le retrait de l’état de ces territoires est de fait un sujet déterminant pour l’avenir des populations natives, car la transition attendue des industries extractives dans ces exploitations de taille modeste[4] va poser la question de la réallocation des ressources financières et finalement de la survie même de ces communautés. Les populations salariées, rendues dépendantes d’un revenu monétaire rare dans ces régions – et qui s’épuise à mesure que la ressource se tarit – sont exposées au risque du démantèlement des installations fossiles. Dans le même temps, l’application progressive des lois de l’économie de marché a conduit à l’abandon de certaines productions locales et autonomes (le manioc) au profit de l’achat de ressources alimentaires importées (le riz). Au spectacle de la dégradation environnementale de leur territoire s’ajoute ainsi une impasse économique pour les populations natives, prisonnières d’une rente qui leur échappe très largement.
Guillaume Dupont, Doctorant, Se transformer ou disparaître : le rôle des entreprises pétrolières nationales dans le financement de diversification énergétique.
* Buu-Sao, D. Fressoz, J.-B. (2023), Le capitalisme au village. Pétrole, État et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Ed., pp 320.
[1] Redford, K. H. (1991). The ecologically noble savage. Cultural survival quarterly, 15(1), 46-48.
[2] Azevedo, V. R., & Salazar-Soler, C. (2009). El regreso de lo indígena. Retos, problemas y perspectivas.
[3] Harvey, D. (2017). The’new’imperialism: accumulation by dispossession. In Karl Marx (pp. 213-237). Routledge.
[4] Les réserves prouvées de pétrole au Pérou ont chuté de 1 225 millions barils en 2019 à seulement 859 millions de barils en 2021 (EIA, 2023). La rente pétrolière péruvienne était estimée en 2021 à seulement 0,2% du PIB national (World Bank).