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La Chaire a lu pour vous L’énergie racontée à travers quelques destins tragiques de Jacques Percebois

Publié le 14 décembre 2020

Qu’y a-t-il de commun entre Emilie du Châtelet, physicienne et compagne de Voltaire, et Frank Ramsey qui fut l’un des économistes les plus proches de Keynes ? L’une et l’autre ont été sélectionnés par Jacques Percebois pour ouvrir et clôturer les onze portraits qui jalonnent son dernier livre tout à fait singulier : L’énergie racontée à travers quelques destins tragiques [1].

Destins tragiques : Madame du Châtelet meurt prématurément en 1749 quelques jours après avoir donné naissance à sa fille qui ne survivra pas non plus. En 1930, Ramsey s’éteint à 27 ans d’une maladie incurable, mais a eu le temps de formuler quelques théorèmes fameux d’économie grâce à ses talents mathématiques. Et le lien avec l’énergie ? C’est ici qu’interviennent l’érudition et le talent de Jacques Percebois qui rattache chacun de ses portraits à un volet majeur de l’histoire de l’énergie.

Emilie du Châtelet est connue pour avoir traduit les Principia de Newton. Rompue aux sciences physiques, son apport à la science dépassa celui d’une simple traductrice. Dans le débat très vif de l’époque sur les « forces vives », elle n’hésite pas à s’opposer à Newton (et à Voltaire) en défendant la thèse de Leibniz sur la « force vive » de la matière, autrement dit l’énergie cinétique, égale d’après lui au produit de sa masse par le carré de sa vitesse. Une équation à la base de la relativité restreinte qui rendit célèbre Einstein au XX° siècle. Jacques Percebois nous rappelle alors combien cette équivalence entre masse et énergie est centrale pour comprendre l’histoire de l’énergie nucléaire. Une énergie sur laquelle furent fondés beaucoup d’espoirs mais qui se heurta au défi de la sécurité, à l’origine d’un autre destin tragique : celui de l’académicien Valeri Lagassov qui se suicide en 1988, deux ans après l’accident de la centrale de Tchernobyl.

Parmi les théorèmes qui rendirent célèbre Ramsey figure celui de Ramsey-Boiteux sur la tarification optimale de l’électricité à partir du coût marginal. Le développement du vecteur énergétique électricité a depuis le démarrage posé un problème particulier du fait de la difficulté de son stockage à grande échelle. Le destin de Samuel Insull qui développa un empire prospère à partir d’une des compagnies fondées par Edison nous le rappelle : son corps sans vie retrouvé dans le métro parisien en 1938 fut d’abord confondu avec celui d’un clochard. Aux premières heures de l’histoire de la « fée électrique », les fortunes se faisaient et se défaisaient rapidement. Aujourd’hui, les mécanismes de tarification marginale sont à la base de l’organisation des marchés sur lesquels les centrales sont appelées suivant « l’ordre du mérite ». Mais Jacques Percebois nous met en garde sur le fait que le développement des sources renouvelables condamne à terme ce mode de tarification car il conduirait à des prix nuls (voire négatifs) : quand l’histoire nous éclaire sur le futur …

Le lecteur trouvera dans cette galerie de nombreux autres portraits, de Lavoisier à Enrico Mattei qui nous entraînent dans l’épopée du gaz, de Rudolph Diesel à Mohammad Mossadegh dans celle du pétrole, sans oublier l’économiste Jevons dont le portrait introduit le chapitre sur le charbon, ni Conrad Kilian découvreur du pétrole au Sahara, décédé dans des conditions suspectes à Grenoble : l’occasion pour Jacques Percebois de nous conter l’histoire tortueuse de l’exploration pétrolière française et les prémisses de la constitution de Total aujourd’hui l’une des cinq premières compagnies pétrolières mondiales.

Terminons cette recension par l’autre figure féminine de la galerie : Lise Meitner. Cette physicienne de haut vol fut la collaboratrice du chimiste Otto Hahn mais dû s’exiler de Berlin en 1938 en raison de ses origines juives. Elle poursuivit une collaboration clandestine avec le chimiste et contribua à la découverte de la fission nucléaire. L’ouvrage nous brosse alors une histoire magistrale des liens entre la science et l’émergence du nucléaire civil et militaire au XX° siècle. Toute l’érudition de l’universitaire apparaît ici. Mais le lecteur est également pris d’une véritable empathie à l’égard de Lise Meitner, cette scientifique juive exclue du Nobel. On connaissait la portée académique des travaux de Jacques Percebois. En dressant ces portraits si touchants, son dernier livre nous révèle un formidable talent de narrateur.

Christian de Perthuis, Fondateur de la Chaire Economie du Climat

[1] Jacques Percebois, « L’énergie racontée à travers quelques destins tragiques» Editions Campus Ouvert, 2020