Et si nous inversions les rôles ? Et si la pensée dominante n’était non plus celle de l’Occident, mais celle des sociétés qui peuplent la forêt Amazonienne ? Quels éléments de notre culture faudrait-il à tout prix préserver, au risque de les voir disparaître à tout jamais, et pour quels motifs ? C’est à cet exercice de pensée difficile, presque impossible, auquel Alessandro Pignocchi nous invite, ancien chercheur en sciences cognitives au sein de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), à travers les trois tomes de son Petit traité d’écologie sauvage [1].
Œuvres hybrides, presqu’OLNI (pour Objets Littéraires Non-Identifiés), les Petits traités sont à la fois des Bandes Dessinées au sens le plus classique du terme (dessins, bulles de texte, chute, puis passage à une autre situation), des essais d’anthropologie discutant le concept de dualité Nature/Culture, et des satyres humoristiques de notre mode de pensée occidental. On suivra ainsi tantôt les aventures d’un anthropologue Jivaro venu étudier les us et coutumes des habitants de Bois-le-Roi (Seine-et-Marne), tantôt les péripéties de leaders politiques davantage fascinés par les merveilles du vivant qu’occupés à résoudre les problèmes économiques et sociaux de leurs pays respectifs, tantôt les dialogues (bien souvent hilarants) de mésanges activistes politiques, pour ne citer que ceux-ci.
Car c’est bien à cela que nous invite A. Pignocchi : imaginer l’abolition de cette dualité entre Nature et Culture, concept fondamental de la pensée Occidentale, mais complètement absent de celle des peuples amérindiens. Cet effort intellectuel n’est pas anodin, mais s’il est poussé suffisamment, il permet d’entrevoir enfin l’Homme (au sens de l’humain) non pas comme une espèce intrinsèquement différente de ce qui l’entoure, mais bien comme étant partie d’un tout, et de fait tout aussi vulnérable et essentielle que le reste du monde vivant. Dès lors, tous les êtres vivants sont des acteurs sociaux à part entière, et l’on ne s’étonne donc plus de voir des mésanges organiser des actions militantes coup-de-poing contre la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, ou simplement V. Poutine se marier avec une papaye.
Si l’œuvre illustre avec humour les profondes incompréhensions émergeant dans le dialogue de sociétés presque diamétralement opposées, elle n’en reste pas moins la résultante d’un travail de réflexion profond sur ce qui nous pousse à nous trouver nous, humains, si spéciaux par rapport au reste du vivant. Si le message de la préservation de la biodiversité est évidemment en filigrane, les motivations de cette préservation ne sont plus les mêmes. Ici, il ne s’agit plus de voir la Nature comme un ensemble de ressources (matérielles ou intellectuelles) que nous nous devons de sauvegarder pour assurer notre propre subsistance, mais simplement comme un réseau d’acteurs en interaction les uns avec les autres, et de fait où chacun (chaque individu) a le droit d’exister. Citée dans le tome 2, la sociologie de l’acteur réseau, introduite par Bruno Latour et ses collègues dans les années 1980, semble être l’une des pistes prometteuses pour aboutir à ce changement de paradigme, où notre « histoire du monde » (notre cosmogonie) deviendrait alors radicalement différente.
Traitant davantage de société que d’environnement, la BD « Faut pas prendre les cons pour des gens » d’E. Reuzé et N. Rouhaud parue récemment chez Fluide Glacial, propose un exercice similaire, toujours sur le ton de l’humour. Dès lors, nous ne saurions trop vous la recommander si les Petits traités d’écologie sauvage vous ont plu.
Théotime Coudray, doctorant « Energies renouvelables et intermittentes et flexibilité des systèmes électriques : le cas de la région Occitanie ».
[1]. Alessandro Pignocchi, Petit traité d’écologie sauvage – Tomes 1 à 3, Editions Steinkis, 2017-2020