La décroissance est un sujet qui suscite de nombreux débats et autour duquel il n’existe pas de consensus scientifique. Nicolas Georgescu-Roegen est un des premiers théoriciens à travailler sur ce sujet dans les années 1960. En 1972, le rapport Meadows, initialement publié sous le nom Halte à la croissance ?, vient compléter ces premières ébauches théoriques avec des travaux empiriques. En effet, les auteurs de ce rapport montrent qu’une économie de croissance dans un monde fini aura des impacts négatifs sur l’environnement, en particulier sur le stock de ressources naturelles, et ne sera également pas compatible avec la croissance démographique. Cependant, malgré la publication de ce rapport dans les années 70, le premier livre dédié à la décroissance ne fut publié qu’en 2003 et le premier article scientifique qu’en 2007 (600 articles scientifiques sur la décroissance ont été publiés à ce jour). Bien qu’un certain nombre de politiciens et économistes soient hostiles à la décroissance, Timothée Parrique la considère comme la seule alternative possible pour sauvegarder les écosystèmes et limiter le réchauffement climatique – c’est ce qu’il tente d’illustrer dans ce livre. Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance [1] n’est cependant pas un guide de « mise en pratique » de la décroissance mais vient plutôt expliquer les fondements de ce mouvement en huit chapitres.
S’il faut retenir l’idée principale de ce livre, et de la décroissance en général, c’est que les limites planétaires ne permettront pas à notre économie de croître perpétuellement. Le système actuel aurait atteint ses limites (dégradation des écosystèmes, réchauffement climatique, crises sociales et démocratiques etc.). Le passage à la décroissance, phase transitoire, serait nécessaire pour atteindre l’économie de la post-croissance. Cette dernière serait caractérisée par un état stationnaire (au sens de Herman Daly) qui permettrait de vivre en harmonie avec la nature, de respecter le budget écologique de notre planète, d’améliorer les conditions sociales et de réduire les inégalités entre individus mais aussi entre pays.
Pour argumenter son propos, T. Parrique, revient à la définition même d’une économie : organisation collective qui permet de répondre à des besoins, en particulier des besoins essentiels que les individus ne peuvent pas satisfaire seuls. La manière de penser l’économie et de la mesurer a beaucoup évolué depuis les années 30, lorsque l’outil comptable PNB (produit national brut) fut inventé par Kuznets. L’objectif de cet outil est de mesurer l’activité économique dans le contexte de la Grande Dépression. Le PNB devait évaluer l’efficacité des politiques publiques de relance américaines. Or, initialement développé pour une période temporaire, le PNB (devenu PIB, produit intérieur brut) a été généralisé comme outil de comptabilité internationale dans les années 50 par les Nations Unies. Pour rappel, le PIB mesure toutes les activités marchandes d’un pays, qu’elles soient nuisibles ou non au bien être, à l’écologie, ou aux valeurs sociales et humaines. Aujourd’hui la croissance d’une économie ne se mesure plus que par cet outil.
Le problème est que la mesure unique de l’évolution de l’économie par cet outil comptable a créé une sorte « d’obsession collective » : continuellement augmenter le PIB. Cette obsession vient du mythe de la croissance : il existerait une corrélation négative entre la croissance et les maux d’une économie, c’est-à-dire qu’une hausse du PIB permettrait de réduire le chômage, les inégalités, la pauvreté, la dette publique et améliorerait le bien être des individus. Cela est vrai mais que jusqu’à un certain seuil de richesse. En effet, selon la théorie d’Easterlin, passé un certain seuil, la hausse de la croissance n’améliore plus le bien être. L’idée que la croissance réduirait les inégalités (via la théorie du ruissellement) serait fallacieuse et n’aurait pas été prouvée empiriquement. L’auteur rappelle qu’« entre 1983 et 2015, les 50% des français les plus pauvres n’ont capté que 20% de la croissance totale, une part équivalente à celle des 1% les plus riches ». La croissance ne bénéficierait ainsi qu’à une minorité d’individus qui s’enrichissent grâce à elle, la richesse étant très peu partagée. Pour T. Parrique, vouloir résoudre les problèmes socioéconomiques « en appuyant sur le bouton PIB, c’est un peu comme espérer réparer un ordinateur en tapant dessus avec un marteau ».
Comme la croissance des êtres vivants, la croissance économique doit prendre fin. En effet, il n’existe aucun organisme vivant qui croit perpétuellement. C’est la raison pour laquelle l’auteur écrit que la mise en place d’une croissance verte est une promesse qui ne se réalisera probablement jamais. La croissance verte signifie qu’il est possible de découpler le PIB des dommages écologiques et environnementaux, soit développer l’un sans accroître les autres. Le livre démontre qu’à ce jour, cela n’a jamais été observé durablement dans le temps, et que les phases de découplage ont eu lieu sur des périodes de très faible croissance du PIB, voire à des périodes de stagnation économique. La croissance nécessite toujours plus de production, toujours plus de consommation de produits finaux et donc toujours plus de consommation de matières premières. Même si grâce au développement de technologies décarbonées, l’empreinte carbone pourra être maîtrisée, il ne faut pas négliger l’empreinte matérielle de nos sociétés. Augmenter la croissance, c’est demander toujours plus à la nature en termes de services écosystémiques alors que notre écosystème atteint déjà ses limites. Même si les filières de recyclage s’améliorent et se développent, on ne peut recycler indéfiniment une matière qui a déjà été recyclée. Ainsi, pour limiter notre empreinte écologique, il faut réduire la taille de notre économie et adopter des comportements de sobriété.
Pour cela, il faudrait tendre vers une économie de la post-croissance selon T. Parrique. Cette économie n’entrainerait pas une hausse de la pauvreté mais une meilleure répartition de la richesse. Pour arriver à cet état, il faut tout d’abord décroitre, soit diminuer la production et la consommation. Cette diminution serait choisie et non subie, elle ferait appel à la modération et non à la frugalité. Elle permettrait également de baisser l’empreinte écologique de l’économie. Il est important de communiquer sur le côté organisé de la décroissance : ce n’est pas une récession, la décroissance est choisie et planifiée démocratiquement, insiste l’auteur. La décroissance met l’équité au cœur de son processus et privilégie la qualité plutôt que la quantité. Finalement, la décroissance c’est réduire la taille de l’économie afin de répondre aux limites écologiques tout en générant un « triple dividende social » : économie participative, baisse des inégalités et de la pauvreté, meilleure qualité de vie. Une fois la phase de décroissance terminée, l’économie de la post-croissance peut commencer. Celle-ci est caractérisée par un état stationnaire, en harmonie avec la nature, un état où les décisions seraient collectives et où la notion de prospérité ne se cantonnerait plus uniquement à la valeur du PIB. Le passage à une économie post-croissance serait bénéfique à la majorité des individus et ne dépend que d’une volonté politique selon T. Parrique. Or, pour y arriver, il faut lutter contre le mythe de la croissance, ce que l’auteur appelle « décroire pour décroître ».
Cet ouvrage offre de nouvelles réflexions sur l’organisation économique, sociale et démocratique de nos sociétés. Ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que les enjeux écologiques et climatiques nous obligent à repenser le fonctionnement de notre économie. La décroissance est une alternative sérieuse et même évoquée à plusieurs reprises par le GIEC dans ses derniers rapports. Cependant, bien qu’elle serait globalement bénéfique selon l’auteur, avec un tel changement il y aura obligatoirement des perdants et des gagnants. Comment opérer un tel revirement en convaincant la majorité des citoyens et des politiciens pour que le changement soit démocratique ? Comment transformer une économie qui fonctionne sur le principe de la croissance depuis des décennies pour aller vers son opposé ? Comment décroire ? Rien n’est impossible mais voilà des questions qui susciteront probablement des heures de débat entre personnalités politiques, économistes et citoyens.
Lou Wander, Doctorante, Le rôle des anticipations des investisseurs et de la réglementation financière dans la transition bas-carbone
[1] Parrique, T. (2022). Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance. Edition Seuil