Jacques Richard est docteur en sciences de Gestion, professeur émérite de l’Université Paris-Dauphine, et chercheur éminent ayant publié de nombreux articles et ouvrages. Il a apporté une grande contribution sur les thèmes de la comptabilité et du développement durable, de l’histoire de la comptabilité, ainsi que la comptabilité internationale.
Alexandre Rambaud, docteur en mathématiques et en sciences de gestion, est maître de conférences à AgroParisTech-CIRED, chercheur associé à Dauphine et Academic Fellow de l’Institut Louis Bachelier. Il codirige la chaire « Comptabilité Ecologique » et le département « Economie & Société » du Collège des Bernardins.
Dans cet ouvrage Révolution Comptable : Pour une Entreprise Écologique et Sociale[i], qualifié de manifeste social, écologique et comptable par ses auteurs, il est question de remettre en cause nos systèmes économiques en repartant de leur base la plus fondamentale : les principes de la comptabilité. Grâce à un ton moins formel que dans le cadre de leur recherche, et des chapitres introductifs pédagogiques, ces deux académiciens rendent accessible un sujet aussi technique que primordial : le rôle des normes comptables dans le système économique mondial. Ils partagent la conviction que ces normes comptables, assimilées par Jacques Richard à un droit mondial dur[ii], sont l’origine de la gestion capitaliste moderne et donc de ses dérives. La comptabilité, qui semble neutre par sa nature réglementaire et fondamentale, est alors considérée comme un outil politique, renfermant les clefs de notre système économique. Suivant les pas de grands penseurs comme Max Weber pour sa compréhension de l’importance de la comptabilité (« Economie et Société », 1922), ou encore de Karl Marx (« Le Capital », 1867) et de sa vision du salariat, ils cherchent à expliciter les liens de dépendances entre notre organisation sociale et la pratique d’une comptabilité centrée sur le capital financier.
L’exposé commence donc par un rappel sur l’histoire de la comptabilité, nous décrivant les origines de la discipline, et par ce biais ses objectifs initiaux. Luca Pacioli est communément considéré comme le père fondateur de la comptabilité en partie double – qui enregistre d’une part l’origine des fonds, d’autre part leur destination – de par son ouvrage fondateur « Summa de arithmetica, geometria, proportioni et proportionalita » datant de 1494. Les auteurs nous rappellent cependant que ces principes socles avaient été établis au siècle précédent par le commerçant italien Francesco Datini. A leurs yeux, le but de ce dernier est alors clair : établir une comptabilité qui vise à optimiser le processus de gestion de son entreprise, dans le but de créer de la valeur ajoutée et d’accumuler du capital. Ce propos introductif évolue donc en une réflexion sociologique, si ce n’est philosophique, à l’égard de nos objectifs en tant que société. Quels sont les éléments à préserver, à rémunérer, ou ignorer dans notre quête du progrès ?
La réponse donnée à cette proposition par le système comptable de Datini (et dont la comptabilité moderne a hérité) est alors simplement détaillée, à l’aide d’images et d’exemples concrets, le rendant accessible pour tout lecteur. De cette démonstration, nous retenons un dictat / postulat : le capital financier prime, au-delà de toute considération écologique ou sociale. L’appellation « capital » traduit d’ailleurs cela : dans ses origines grecques, elle signifie « la tête de l’humain », ou tout ce qui est primordial. Son remboursement, et son renflouement, sont les buts affirmés des dirigeants et gestionnaires contraints par ces normes.
Dans une partie plus technique, les auteurs expliquent alors que le capital financier, placé au passif du bilan comptable par Datini, est vu comme une dette qui doit être remboursée à ceux qui auraient investi dans la société. Tant que cette dette n’est pas remboursée, les recettes seront dirigées vers ce dernier, ne laissant donc qu’une place limitée à l’autofinancement, la juste rémunération des travailleurs, ou encore au rétablissement des dommages environnementaux causés par les activités commerciales. Le résultat financier comptable et la valeur ajoutée sont donc réservés à la rémunération du capital.
Il est alors temps de se questionner : existe-t-il un modèle cohérent et viable qui pourrait répondre à ces limites, et respectant donc autant la progression financière que le bien-être et la préservation de notre environnement ? D’après Jacques Richard et Alexandre Rambaud, leur modèle CARE-TDL (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement) avec triple ligne d’amortissement permettrait d’atteindre ce but. En reprenant les bases conceptuelles de l’« arme comptable »[iii], les auteurs proposent donc un modèle innovant visant à rééquilibrer les rapports de force. Ce modèle propose l’établissement de deux nouveaux types de capitaux, les capitaux sociaux et environnementaux. A l’instar du capital financier, ils devront donc être conservés, préservés, et seront érigés au plus haut rang des considérations managériales.
Dans le capital environnemental, l’une des considérations serait, par exemple, la préservation du climat. Il sera donc question de calculer les budgets qui permettraient de respecter les limites d’émissions de gaz à effet de serre préconisées par le GIEC (en investissant dans la décarbonation). Ces derniers seraient comptabilisés comme un capital dans le bilan. En matière de capital humain, il serait nécessaire de sortir de notre vision actuelle d’un marché du travail. La solution préconisée est alors la « paye de conservation » décente et correcte, à laquelle s’ajouterait une rémunération additionnelle en cas de bénéfices, dans le cadre du partage de la valeur. Nous sortirions donc d’une relation de domination entre investisseurs et salariés.
Bien sûr, ces changements profonds impliquent une réflexion plus large autour de la réorganisation de la gouvernance dans nos sociétés. Chaque capital serait représenté par des porte-paroles qui détiendraient alors un tiers des voix chacun, mettant fin à l’hégémonie actionnariale. De plus, la comptabilisation des capitaux environnementaux et sociaux nécessiterait une refonte de nos organisations nationales et internationales. Elles devraient par exemple témoigner d’un intérêt beaucoup plus marqué pour la localité (dans le but de correctement calculer les revenus de subsistance et dégâts environnementaux).
En conclusion, dans ce manifeste écologique et social, Jacques Richard et Alexandre Rambaud décortiquent la logique capitaliste, en nous offrant une porte de sortie face à une vision fataliste de l’économie capitaliste en tant que seule option viable. Par un manifeste anticapitaliste mais pas anti-libéral, ils proposent de nouvelles fondations dans le but de recréer un système économique plus écologiquement et socialement responsable.
Jules Welgryn, Doctorant, Quels leviers pour mobiliser les investissements bas-carbone ?
[i] Richard, J. en collaboration avec Rambaud, A., Révolution Comptable : Pour une Entreprise Ecologique et Sociale, Ed. de l’Atelier, pp.143
[ii] Richard, Jacques. “Chapitre 4 – Révolution comptable : vers une entreprise écologique et sociale.” Dépasser l’entreprise capitaliste, Éditions du Croquant, 2021, pp. 81–98. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/asava.bache.2021.01.0081.
[iii] “La révolution comptable avec Jacques Richard.” France Culture, 28 Sept. 2020, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bibliotheque-ideale-de-l-eco/la-revolution-comptable-avec-jacques-richard-8339392.