Avec Sans transition : Une nouvelle histoire de l’énergie [1], l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz interroge d’abord l’historicité de la transition énergétique puis l’histoire de cette notion. Cette remise en cause du concept de transition énergétique et de son applicabilité aux évolutions passées de la production d’énergie naît du décalage observé par l’auteur entre les consommations absolues actuelles des différentes sources d’énergie et la place attribuée à ces sources dans l’imaginaire collectif. Il propose donc au lecteur une double histoire, celle des faits énergétiques d’éventuelles transitions passées et celle de l’idée et des mots de la transition énergétique. Toute l’originalité et l’intérêt de ce travail, qui est aussi une habilitation à diriger des recherches en histoire, repose dans les liens tissés entre ces histoires. S’appuyant sur des archives remontant à la fin du XVIIIème siècle d’estimations quantitatives, de commissions parlementaires, comme de publicités ou de programmes politiques, Jean-Baptiste Fressoz replace l’émergence des discours de la transition énergétique dans leur contexte politique, économique et énergétique. Il s’attache notamment à identifier et lier les organisations et les individus, des Technocrates américains d’avant-guerre aux groupe de travail III du GIEC en passant les physiciens nucléaires malthusiens anciens du projet Manhattan, qui ont contribué à la construction d’un certain récit de l’histoire de l’énergie et de la prospective intégrée sur le temps long telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Réciproquement, il explore les conséquences de ces discours sur les choix d’abord strictement énergétiques puis en matière de politiques climatiques.
Contrairement à ce que suggère le bandeau accrocheur ajouté au livre, Jean-Baptiste Fressoz ne condamne pas la décarbonation de nos sociétés ni ne minimise l’effort qu’elle représente. Il offre précisément une lecture matérialiste des dynamiques énergétiques qui met en lumière toute l’ampleur de la tâche, et déconstruit des récits historiques phasistes jugés trop simplistes et dangereux pour la réussite de la décarbonation si placés aux fondements de nos prospectives et politiques climatiques.
Le livre pourrait être séparé en trois mouvements : étude des consommations d’énergie par source depuis la révolution industrielle et identification du développement de symbiose entre ces sources au cours du temps, histoire de l’historiographie par âges de l’énergie et de la création de la transition énergétique, et enfin analyse du glissement du discours transitionniste du monde de l’énergie vers le problème climatique et de ses conséquences sur la lutte contre le dérèglement climatique.
Dans un premier temps, l’auteur rappelle la séparation usuelle de l’histoire de l’énergie en âges, de celui du bois préindustriel à celui actuel de l’atome ou des renouvelables, la rapprochant des mythologies de l’humanité chantées par Hésiode puis Ovide. C’est pour mieux saisir le décalage de cette reconstruction avec les faits énergétiques des trois derniers siècles. Ces faits, repris dans les six chapitres suivants, montrent non seulement la croissance continue du bois à l’âge du charbon et du pétrole, celle du charbon se poursuivant encore aujourd’hui, finalement celle de toutes les sources d’énergies censées être sorties de l’histoire avec la fin de « leur » âge. Mais plus qu’une simple addition, Jean-Baptiste Fressoz montre à travers de nombreux exemples l’interpénétration croissante ces sources d’énergies : le bois fournit les étais des mines de charbon et les contenants des premiers temps du pétrole quand le charbon améliore les propriétés du bois et le pétrole, via le plastique s’amalgame avec le bois quand il ne permet pas des coupes plus au cœur des forêts ; le charbon est nécessaire à l’acier qui fournit les outils du pétrole ou au ciment des routes de la voiture thermique tandis que le pétrole mécanise les mines et en augmente les rendements. Ces interdépendances et croisements sont nommés par l’auteur symbiose des sources d’énergies.
Ainsi, la domination en parts relatives d’une source d’énergie cache le passage d’une partie des autres sources d’énergie dans les ressources intermédiaires nécessaires à l’extraction de la source dominante. Ce serait donc cette vision en parts relatives et à « l’ordre 1 » des sources d’énergie qui conduirait à voir des transitions passées d’une énergie à l’autre.
Notons que pour parvenir à cette conclusion, l’auteur remodèle certaines catégories usuelles d’utilisation des ressources en comptant par exemple le bois d’œuvre utilisé comme étais dans les mines ou tonneaux à pétrole comme du bois-énergie. Pour une analyse purement centrée sur la production d’énergie cela fait sens en rappelant les dépendances matérielles du secteur. Si la démarche vise à fonder la compréhension historique de l’énergie pour mieux viser la décarbonation de nos sociétés[1], cette recomposition est ponctuellement maladroite – par exemple, le bois des étais n’est pas brûlé mais abandonné sous terre dans un milieu anaérobie donc stocke le carbone capté par l’arbre, les tonneaux pétroliers étaient réutilisés par les vignerons – bien que permettant de comprendre des relations inattendues rendant la décarbonation plus ardue comme la « pétrolisation du bois » (p. 186).
De manière générale, il nous est proposé la démonstration éclatante de l’enchevêtrement des chaînes de valeur dès l’extraction de notre énergie primaire, nous convaincant que l’histoire phasiste (en âges) de l’énergie n’est bien que celle du front des innovations énergétiques.
Dans un deuxième temps, l’auteur s’attarde sur l’émergence au milieu du XXème siècle et la généralisation ultérieure du concept de transition énergétique en dépit des faits exposés précédemment dont Jean-Baptiste Fressoz nous montre qu’ils étaient bien connus (c’est par exemple l’économie forestière qui est relancée la première en Europe par le soutien américain après la Seconde Guerre Mondiale car perçue comme le goulet d’étranglement de toutes les autres industries et notamment du charbon, p. 86).
Du mouvement Technocrate américain des années 1930 pour lequel « transition » qualifie les transformations politiques découlant de la technique (p. 209) à l’Atomic Energy Commission qui cherche à faire de la place au nucléaire civil en présentant notamment les surgénérateurs comme la fin de l’histoire de l’énergie, le livre donne à voir le développement de la notion de transition énergétique de ses prémices idéologiques à sa naissance sous la plume d’Harrison Brown à sa diffusion par de nombreux anciens du Met Lab et du projet Manhattan, au cœur des milieux scientifiques et politiques américains sensibles à une vision malthusienne de l’énergie. Le compagnonnage de la notion de crise énergétique et la concomitance des chocs pétroliers achèveront de populariser l’idée de transitions énergétiques passées et la vision phasiste de l’histoire de l’énergie en tant qu’augures de nouvelles transitions futures permettant la fin des crises.
Cette même population de dynamiciens malthusiens des systèmes et de physiciens atomistes promoteurs des transitions énergétiques, doublement armée d’une volonté de trouver des débouchés au nucléaire civil ou aux nouveaux renouvelables et des instruments de mesures physiques et chimiques les plus poussés, forme aussi la première génération de révélateurs modernes du dérèglement climatique d’origine anthropique. Explorant cette paternité commune du problème climatique et de la transition énergétique, Jean-Baptiste Fressoz achève son étude en montrant comment la transition passe d’une explication de l’histoire des énergies au moyen de relever le défi climatique. Il retrace les influences diverses des modélisateurs intégrant climat et économie et la construction politique des instances de prospective. Notamment, il expose comment l’idée que des transitions énergétiques ont eu lieu dans le passé lors de l’arrivée à maturité de certaines sources d’énergie a sous-tendu la procrastination de l’action climatique en dépit des faits énergétiques passés et des temps de déploiement industriel. Malgré un certain dépassement de ces propositions, l’auteur relie à l’influence encore active de cette idée l’absence d’exploration de scénarios agissant sur la sobriété énergétique ou la décroissance économique dans les travaux du groupe III du GIEC.
Pour conclure, Jean-Baptiste Fressoz livre une fresque des symbioses énergétiques qui révèle le caractère inédit d’une future transition énergétique décarbonée et soulève l’impossibilité d’envisager cet avenir radicalement nouveau au moyen de concepts issus d’une lecture invalidée de l’histoire des énergies. Au contraire, l’auteur conclut que c’est seulement par une compréhension intime de ces symbioses et par une modification profonde du système économique qui les construit et les requiert que l’atténuation du dérèglement climatique se fera ou ne se fera pas.
Julien Ancel, Doctorant, L’économie des technologies d’effacement et de report de la demande d’électricité.
[1] Fressoz, J.-B. (2024), Sans transition : Une nouvelle histoire de l’énergie. Ed. Seuil, pp 416
[1] Ce qui semble être le cas ici : « La démarche de ce livre est exactement inverse : ce sont les défis contemporains de la transition qui jettent une lumière crue sur les failles béantes des travaux historiques », p. 31.