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La Chaire a lu pour vous The Weirdest People in the World de Joseph Henrich

Publié le 18 mai 2022

La recherche en sciences sociales, et en particulier en sociologie et en économie, vise à faire émerger des règles générales en étudiant le comportement et la psychologie des populations. Dans son ouvrage The Weirdest People in the World [1] (“Les Personnes les plus étranges du monde”), Joseph Henrich met en évidence que cette recherche a en fait été menée en grande partie par des chercheurs occidentaux sur des sujets occidentaux. Or, lorsque l’on observe les différentes façons de penser autour du globe, on se rend compte que les personnes occidentales, éduquées et vivant dans des pays industrialisés, riches et démocratiques (personnes WEIRD pour Western Educated Industrialized Rich and Democratic) sont caractérisées par des manières de penser très particulières.

Les personnes WEIRD sont individualistes, égocentriques, non-conformistes et raisonnent de manière analytique. Elles pensent à travers des catégories universelles, sont patientes, se réalisent par le travail et se tiennent à des règles impartiales et à des principes généraux. Elles s’auto-contrôlent davantage par le sentiment de culpabilité que par celui de honte et se définissent par leurs accomplissements et leurs attributs personnels, plutôt que par leur rôle, leurs responsabilités ou leurs relations.

Réaliser une dichotomie entre les personnes WEIRD et les personnes non-WEIRD n’a pas de sens, tant les différentes psychologies dans le monde sont multidimensionnelles et continues. En revanche, il faut comprendre que la psychologie des personnes WEIRD se place, sur l’ensemble des dimensions ci-dessus et sur d’autres encore, à  un extrême de la distribution de l’ensemble des psychologies des individus dans le monde. L’autre extrême est composé des sociétés ayant des comportements fortement contraints par les relations entre les personnes. On s’y réfèrera comme les sociétés, ou institutions, basées sur la parenté.

Joseph Henrich essaie dans cet ouvrage de comprendre comment ces différences se sont construites au cours du temps.

L’être humain est une espèce culturelle qui repose sur sa capacité à apprendre des autres et à obtenir des informations sur les comportements à suivre. L’évolution culturelle a donc mené à la création de normes facilitant notre apprentissage : l’altruisme envers ses proches et la coopération au sein de son propre clan. Ces premières institutions ont des impacts sur la psychologie, notamment à travers leurs incitations comportementales (la recherche de la reconnaissance sociale par exemple) et le cadre dans lequel elles encadrent le développement des enfants (période où la plasticité cérébrale est forte).

Au cours de l’évolution culturelle des hommes, les normes sociales se sont assemblées en institutions. Les institutions réussissent ensuite à perdurer dans le temps si elles résistent à la compétition inter-groupe : si un élément institutionnel permet à une société de favoriser la productivité, la sécurité, la fertilité ou le succès militaire, alors il va se développer. Cette compétition va alors sélectionner, pas à pas, les institutions qui vont perdurer, sans que cela soit perceptible par les humains qui les mettent en place.

Par ce processus, on peut retracer l’évolution des sociétés humaines. Le développement de l’agriculture a nécessité un élargissement des sociétés pour sécuriser les terres. Si l’agriculture n’était pas directement avantageuse pour les populations (apport nutritif plus faible, plus de maladies, etc), les sociétés d’agriculteurs ont battu celles de chasseurs-cueilleurs dans la compétition inter-groupe, en construisant des institutions plus fortes nécessaires à leur élargissement. Ces institutions se sont tout d’abord créées autour de sociétés basées sur la parenté qui permettent une forte coopération entre les membres. Elles se sont ensuite élargies en lignées segmentées, liant les clans possédant des ancêtres communs, leur permettant de remporter la compétition inter-groupe. Psychologiquement, ces lignées reposent, le plus souvent, sur le principe d’honneur entre les différents clans.

De même, le développement des états prémodernes a nécessité des institutions hiérarchisées et centralisées qui ont émergées par la domination d’un clan sur d’autres clans. Cette domination s’est faite, le plus souvent, par le contrôle des pouvoirs et des offices religieux.

Le rôle de la religion dans la construction des institutions est fondamental. Encore une fois, la compétition inter-groupe a œuvré pour sélectionner les dieux qui ont perdurés. En particulier, les dieux (1) promouvant la coopération et l’harmonie entre les groupes, (2) contrôlant plus facilement le comportement des personnes et (3) ayant le pouvoir de punir les hommes, permettent (1) une plus grande confiance et coopération entre les personnes, (2) peuvent légitimer le pouvoir politique, (3) élargissent la conception de la communauté et (4) peuvent limiter les comportements déviants. De tels dieux apportent donc des avantages importants dans la compétition inter-groupe. Ils permettent l’émergence de sociétés plus larges et plus harmonieuses et ont donc tendance à perdurer au cours du temps.

La religion a aussi un fort impact sur la psychologie des personnes. Des études ont montré que même rappelée inconsciemment, l’idée de dieux encourage la coopération et la volonté de partage des croyants. 

Les racines de la psychologie des personnes WEIRD peuvent être rattachées aux doctrines, prescriptions et prohibitions adoptés graduellement par l’Église catholique. La particularité de la religion chrétienne est, qu’en même temps qu’elle affrontait les autres religions dans la compétition inter-groupe, elle s’est également confrontée aux institutions basées sur la parenté qui dominaient la société médiévale occidentale. Au sein des normes de l’Église catholique, on peut compter l’interdiction des mariages inter-cousins (jusqu’au 6ème degré à une époque), celle de l’adoption d’un proche ou encore celle de se remarier. En réduisant les liens entre les personnes et leur clans, l’Église a bouleversé les règles de l’héritage, lui permettant de bénéficier de donations des dynasties mourantes (contre le droit d’aller au paradis).

Le développement de l’Église catholique (et son enrichissement) s’est donc fait à travers sa capacité à détruire les anciennes institutions basées sur la parenté, et cela a eu un effet important sur la psychologie occidentale.

En construisant un indice d’intensité des relations de parenté, on constate que celui-ci est lié à certaines caractéristiques psychologiques : faible individualisme, conformité aux comportements des autres (expérience de Asch), faible confiance aux personnes étrangères, faible universalisme, faible niveau de coopération avec les inconnus. Il est également lié à une plus grande propension à la vengeance après une punition, ainsi qu’à la domination du sentiment de honte sur celui de culpabilité.

Au sein des cinq dimensions de la moralité (l’équité, le préjudice, la loyauté envers le groupe, le respect de l’autorité et la pureté) les sociétés basées sur la parenté sont liées à une forte loyauté envers le groupe, un grand respect de l’autorité, ainsi qu’une absence du préjudice et de l’équité.

Lorsque l’on observe l’expansion de l’Église catholique au cours du temps,  les variations des caractéristiques psychologiques des populations sont cohérentes avec un lien causal entre le programme familial inculqué par l’église et la réduction de l’intensité des relations de parenté, qui  aboutit, in fine, aux caractéristiques psychologiques observées chez les personnes WEIRD.

Si l’Église catholique a eu un impact important sur la psychologie occidentale, des études ont montré que, dans une moindre mesure, des facteurs écologiques et climatiques peuvent également entraîner des variations psychologiques.

Par exemple, certaines régions de Chine et  d’Inde sont très propices à la culture, particulièrement productive, des rizières, nécessitant la coopération de larges groupes (pour réaliser et sécuriser les infrastructures importantes d’irrigations notamment). L’intensification agricole résultante a entraîné le développement d’institutions fortement liées à la parenté (clans patrilinéaires), qui permettent une plus grande coopération entre les individus. On observe chez ces individus des caractéristiques psychologiques différentes des régions adjacentes où la culture du riz est moins propice.

Pour comprendre l’ampleur des changements que le programme familial de l’Église catholique a pu engendrer, on peut s’intéresser particulièrement à la monogamie. Dans le monde, c’est une pratique peu courante (8% de la population mondiale). La monogamie a un impact psychologique et hormonal sur les hommes. En réduisant la compétition entre les hommes, celle-ci entraîne des modifications psychologiques qui atténuent la violence et encouragent la confiance et l’investissement dans le futur.

Les variations psychologiques des personnes varient en fonction de nombreux phénomènes. Des études ont montré que le développement du commerce entraîne une hausse de la confiance envers les étrangers, de la volonté d’équité et de la coopération. De même, la guerre entraîne une plus grande coopération inter-groupe et renforce les normes (sociales et religieuses). Ces impacts peuvent avoir des effets sociaux différents selon les antécédents psychologiques des personnes concernées. Dans le cas de l’Europe de l’Ouest, l’omniprésence de la guerre et le développement du commerce, allié au programme familial de l’Église, a mené à la création de nouvelles organisations : guildes, villes, universités et monastères qui se sont fortement développés pendant le Moyen-Age. 

Le développement économique qui s’en est suivi peut être relié à l’ensemble de ces changements psychologiques et leur liens réciproques avec les institutions qui en ont découlées. Par exemple, les innovations sont rarement la source de génies isolés. Elles émergent dans des sociétés où les flux de connaissances sont très mobiles. Elles sont donc liées à des facteurs sociaux : l’immigration, l’urbanisation, le développement des universités,  la connaissance des langues étrangères ; ainsi qu’à des facteurs culturels : coopération et confiance entre les individus, refus de se conformer, tolérances des différences, préférence pour la nouveauté, etc. 

La psychologie WEIRD – individualisme, esprit analytique, pro-socialité impersonnelle – a aussi favorisé le développement de lois, normes et principes généraux s’appliquant à l’ensemble de la population, ainsi qu’à l’émergence de gouvernance démocratique et représentative. La religion protestante est aussi un produit de la psychologie WEIRD : c’est une religion fortement individualiste, qui place le sujet, et sa relation avec Dieu au centre de la vie spirituelle. Cette religion a, réciproquement, fortement modifié la psychologie des personnes. Des liens de causalité robustes existent entre l’expansion de la religion protestante et celle de l’alphabétisation.

Finalement, la rupture des institutions basées sur la parenté causée par l’Église catholique a entraîné des modifications psychologiques et mené à l’émergence de nouvelles institutions, qui, à leur tour, ont modifié les façons de penser. L’émergence de nouvelles règles sociales (démocratie, règles universelles), ainsi que la prospérité économique (par le développement du commerce et des innovations) peuvent découler des liens réciproques liant la psychologie des personnes et les institutions misent en place au cours du temps. Le pouvoir politique, économique et militaire qui en a résulté, a permis aux institutions européennes de se propager dans le monde, mais a également mené à des atrocités comme la colonisation et l’esclavage.

En relayant un grand nombre d’études d’expériences naturelles et d’économie comportementale, Joseph Henrich nous montre, à travers l’évolution culturelle de notre espèce, comment les variations psychologiques entre les humains ont évolué au cours du temps et  à quel point elles sont importantes à prendre en compte dans l’ensemble des sciences sociales. Une politique publique n’aura, par exemple, pas le même effet selon la psychologie des personnes atteintes, et cette analyse n’est souvent que trop peu prise en compte. 

Edouard Pignède, doctorant L’adaptation au changement climatique : Inégalités et vulnérabilité spatiale en Afrique subsaharienne.

[1] Henrich, J., 2020, The Weirdest People in the World, How the West became psychologically peculiar and particularly prosperous, Edition Farrar Straus & Giroux, p. 680.