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La Chaire a lu pour vous This changes everything de Naomi Klein

Publié le 15 décembre 2021

This changes everything (2014)[1] est le cinquième livre de la journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein (1970). Son travail a été mondialement plébiscitée depuis 2007 avec la publication de The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism, où elle revient sur l’émergence du néolibéralisme dans les pays développés, qui a su tirer parti selon elle des crises politiques ou des désastres naturels. Elle s’inscrit dans un courant de pensée très critique à l’égard du libéralisme et du laissez-faire économique. Le présent ouvrage revient plus précisément sur le lien causal qu’elle établit entre le système de production capitaliste et la crise climatique actuelle. Sa thèse centrale est énoncée clairement dès les premières pages : « our economic system and our planetary system are now at war » (p21). Ce constat se veut pourtant porteur d’espoir, puisque si le changement climatique résulte de défaillances politiques et sociales, la réponse se trouve entre les mains des citoyens.

Les premiers chapitres reviennent sur les causes les plus souvent citées dans le débat public pour justifier l’inaction climatique, particulièrement à l’échelle individuelle. Elle balaie l’idée qu’il n’existe pas de technologies nécessaires pour subvenir aux besoins humains en dehors des modes de productions que nous connaissons aujourd’hui, en prenant notamment l’exemple de la rapidité des innovations dans la production d’énergies renouvelables. En second lieu, elle revient sur l’idée qu’il n’y aurait pas d’institution suffisante pour mettre tous les pays d’accord, ou pour les forcer à respecter les engagements pris dans des traités internationaux. Ces institutions n’appellent qu’à être créées, et l’on a pu voir émerger par le passé des organismes puissants pour réguler le monde économique. L’Organisation Mondiale du Commerce par exemple est non seulement parvenue à mettre en place un système complexe de règles pour réguler les flux de biens et services sur la planète, mais dispose également d’une capacité de sanction respectée par tous les acteurs économiques. Enfin, elle revient sur l’argument souvent avancé qu’il est dans la nature humaine de chercher à maximiser son gain personnel et qu’on ne peut pas faire confiance aux individus pour réduire leurs consommations ou pour chercher à vivre de façon alternative. On peut y opposer l’effort collectif qui est exigé durant les périodes d’austérité – si l’être humain est capable de mettre son bien être entre parenthèses pour sauver un système économique de la faillite, il devrait avoir la capacité de le faire pour préserver le système écologique qui conditionne son existence. Ce livre se distingue d’autres essais sur l’urgence climatique par l’aptitude de Naomi Klein pour ne pas se détacher elle-même du problème. Elle met au contraire en avant ses propres biais, qui ont pu la maintenir dans l’inaction malgré le fait qu’elle soit, elle aussi, témoin des conséquences.

Le lien établi entre le système de production capitaliste et le réchauffement climatique est double. D’une part, l’activité des grandes entreprises est responsable en majeure partie de la destruction des écosystèmes et des émissions de carbone à travers le monde. D’autre part, ceux qui détiennent les moyens de production peuvent influencer les décisions politiques, en empêchant la recherche ou en créant des lobbies pour freiner le processus démocratique. Elle s’attarde en particulier sur l’action de l’institut Heartland, qui réunit depuis 1984 des grandes fortunes américaines pour s’opposer, parmi d’autres causes, à la mise en place de réglementations environnementales. Des sommes colossales ont été mises en jeu pour décrédibiliser les activistes et les chercheurs, démarche exemplifiée par leur slogan « green is the new red » visant à les associer à une menace communiste venue de l’étranger. Les inégalités économiques et sociales cœur du système capitaliste sont ici essentielles pour comprendre pourquoi il perdure. Au-delà des contextes nationaux, les conséquences les plus désastreuses du changement climatique seront payées par les pays les plus pauvres, qui y contribuent pourtant le moins. La mise en évidence des inégalités de moyens lui sert de levier pour réfuter l’idée que toute la société sera touchée de la même façon par cette crise. A l’instar des pays riches situés dans les zones moins tendues qui ne subiront pas directement les désastres naturels et pourront bloquer les réfugiés à leurs frontières, le top 1% pourra, selon elle, s’en sortir à prix d’or en cas d’effondrement.

La seconde partie du livre, « Magical Thinking », est dédiée à l’inefficacité des politiques de compensation carbone et des tentatives de coopération avec les grandes entreprises. Cette ligne d’action est notamment avancée par l’organisation américaine Environmental Defense Fund (EDF), qui se veut de proposer une solution plus humble et moins radicale que les demandes des activistes verts, afin de pousser les entreprises à agir pour la planète. La critique que leur oppose Naomi Klein est directe : si la coopération avec les dirigeants de grands groupes était la clé du problème climatique, pourquoi l’action d’EDF n’a-t-elle portée aucun fruit depuis sa création en 1967 ? Son point plus général se situe dans la continuité de ce qui a été établi dans la partie précédente, dans la mesure où elle s’attache à montrer que le citoyen lambda et le top 1% ne souffriront pas les mêmes conséquences, et qu’il ne faut pas attendre des milliardaires une solution miracle : « our faith in techno wizardry persists, embedded inside the superhero narrative that at the very last minute our best and brightest are going to save us from disaster » (p.255). Elle ne croit pas non plus à l’idée de l’émergence d’une innovation technologique radicale qui nous permettrait de sortir de cette crise sans repenser ni notre système de production, ni nos modes de consommation. La liste des tentatives dans ce sens est désormais longue, ce qui pousse à douter de la viabilité de ce scénario. Plusieurs exemples récents illustrent son propos, des tentatives de conquête de Mars menée par le milliardaire anglais Richard Branson aux avancées peu prometteuses des forages sous-marins du pétrolier BP Oil. Elle dénonce une chimère scientifique, directement inspirée des narratifs miraculeux que l’on retrouve de l’Arche de Noé aux films d’actions hollywoodiens.

Si la solution ne se trouve ni dans une potentielle innovation technologique, ni dans la bonne volonté des personnes détenant les ressources, que reste-t-il ? Par-delà cet état des lieux alarmiste, la troisième partie, « Starting anyway », propose des moyens d’actions individuels et collectifs. Loin d’une conclusion catastrophiste, les derniers chapitres ouvrent des portes vers un avenir plus lumineux. Elle revient notamment sur l’action Blockadia, qui consiste à empêcher la création de nouveaux sites de forage partout dans le monde. L’intérêt qu’elle lui porte tient plus particulièrement à leur vision du risque environnemental. Cette notion a dominé le débat public depuis des décennies, avec l’idée qu’il fallait mesurer avec certitude le risque avant de restreindre les entreprises ou de leur demander une compensation. L’action des bloqueurs, qui a pris beaucoup d’ampleur au cours des quinze dernières années, part du postulat inverse en s’appuyant sur le principe de précaution. Si un risque écologique est perçu, toute activité économique devrait être immobilisée jusqu’à ce que l’on puisse prouver l’inverse. Il s’agit de placer le poids de la preuve sur les exploitants des ressources plutôt que sur le public général. L’action des peuples indigènes et autochtones à l’encontre de mises en place de nouveaux lieux de forage, particulièrement aux Etats-Unis, s’inscrit également dans cette philosophie. Sans être systématiquement couronnées de succès, ces pratiques auraient a minima le mérite de diffuser dans l’opinion publique l’idée qu’il est du devoir des grandes entreprises de montrer que leur activité n’affectera pas le bien être des êtres humains qui résident là où ils s’établissent. Elle étend ce cadre de pensée pour proposer un nouveau paradigme de partage des terres, en particulier avec les peuples autochtones en Amérique du nord, affirmant qu’il ne faut envisager le développement de l’activité économique que si celle-ci promeut et protège les modes de vie traditionnels. Dans cette logique, elle affirme que c’est aussi la seule façon d’envisager les relations entre les pays riches et le reste du monde, afin de garantir la durabilité de leur développement et la survie de la planète.

This changes everything est un ouvrage résolument politique, qui dresse une critique acerbe des politiques néolibérales et du mode de production capitaliste, que Naomi Klein identifie comme causes primaires de la crise climatique actuelle. L’attrait principal de sa démonstration réside dans son ouverture sur l’action citoyenne, qui dépasse la simple culpabilisation des individus. Plutôt que de limiter les potentialités d’action individuelle à l’usage du vélo et aux ampoules basse consommation, elle met l’accent sur la nécessité d’action collective pour limiter la destruction de l’environnement par nos industries. Elle replace au cœur du débat climatique l’idée que l’activité économique ne devrait pas exister aux dépends de la biosphère. Elle avance également que le financement des réformes nécessaires pour préserver et restaurer la planète devrait passer par l’impôt sur les sociétés, réaffirmant leur obligation de servir les intérêts de la société. Sans perdre de vue l’urgence de ces sujets, elle parvient à se détacher d’un simple bilan catastrophique de la situation et formule des solutions cohérentes se voulant à la portée du lecteur.

Esther Raineau-Rispal, doctorante Structure de marché, incitations et comportements économiques des artisans du secteur du bâtiment.

[1] Naomi Klein, This Changes Everything, Ed. Penguin Group, 516 p.