Écrit à la lumière des expériences des deux auteurs, à la fois des milieux industriels et académiques, Transitions électriques, ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire[1] tente de retracer l’histoire de l’électricité et des différentes évolutions que le secteur a connues. Ce livre se veut être une aide à la compréhension des enjeux de la transition énergétique en cours en Europe, en apportant une perspective historique et en présentant les différents courants de pensées qui ont structuré l’évolution du secteur électrique depuis plus d’un siècle.
L’ouvrage est ainsi construit de manière chronologique, et débute au sortir de la seconde guerre mondiale, en présentant la mise en place des grandes structures monopolistiques qui ont dominé le paysage énergétique européen pendant plus d’un demi-siècle. Les déterminants de cette intégration sont multiples, à la fois politiques, techniques, et économiques. Politiquement, les nationalisations qui ont eu lieu en Europe d’après-guerre étaient associées au retour d’un État fort, planificateur et initiateur de grands projets, comme ce fut le cas avec le développement du parc nucléaire français à partir des années 70. Cette omniprésence de l’Etat dans le secteur énergétique était notamment la conséquence du contexte intellectuel de l’époque, encore largement keynésien et considérant qu’il était du rôle de l’État de piloter l’économie, constat justifié par les années de grandes instabilités et de fortes inégalités du début du siècle. Associé à la situation catastrophique de l’après-guerre et la volonté de remettre le pays sur les rails de la reconstruction, ces idées ont mené à la naissance de grands groupes comme EDF et GDF en France. Guidées par la forte croissance économique des “trente glorieuses”, les politiques de développement des systèmes électriques ont pu être menées via l’existence de ces monopoles, bras armés des États, à même de gérer toutes les étapes de la production à la distribution de l’électricité, et évoluant dans un contexte de faible incertitude aussi bien technique qu’économique. Les trente glorieuses ont ainsi été caractérisées par une évolution des centrales de production vers des tailles toujours plus importantes du fait des progrès techniques permettant une baisse constante des coûts de production. Les investissements nécessaires évoluant toujours à la hausse, la structure monopolistique du secteur y trouvait aussi une justification économique, la présence de l’État permettant de financer des parcs de production intensifs en capitaux et aux durées de vies plus longues que dans le reste de l’économie (une centrale nucléaire peut fonctionner durant plus de 60 ans). L’intégration verticale des marchés électriques, c’est-à-dire la concentration, dans une unique entreprise, des activités de production, de transport, de distribution et de fourniture de l’électricité, se justifiait quant à elle par les caractéristiques physiques particulières de cette dernière. Ainsi, contrairement aux biens économiques plus classiques, l’électricité ne se stocke pas (ou très peu), ce qui implique que la production et la consommation doivent en tout instant coïncider pour éviter un blackout. L’intégration présente donc cet avantage de simplifier la gestion des contraintes physiques s’exerçant entre les différents niveaux de la chaine de production électrique.
Le processus d’évolution des idées, aidé par certaines améliorations techniques, va cependant suivre son cours et les années 1980 vont initier un changement radical du secteur électrique européen. Ce dernier va alors commencer une mue vers un système de marché qui reste, encore aujourd’hui, un des grands chantiers de la communauté européenne. Les raisons de ce bouleversement sont multiples : le choc pétrolier de 1979 a mis un coup de frein brutal à la croissance européenne et l’évolution de la demande électrique devient plus incertaine. En parallèle, le processus de construction de l’Union Européenne s’accompagne d’un regain d’attention envers des idéologies économiques plus libérales. Finalement, certaines justifications techniques de la structure monopolistique des marchés volent en éclat avec l’apparition de technologies moins intensives en capitaux et de tailles réduites : les turbines gaz-vapeur (TGV). Au même moment, et de manière indépendante à la vague des marchés qui déferlait sur l’Europe, la prise de conscience des enjeux écologiques a progressivement imposé des changements de modes de production, l’Union Européenne trouvant dans la cause écologique un terrain d’exercice de sa légitimité supranationale. Le contexte général est ainsi posé par les auteurs. Les profonds changements qui en ont découlé n’ont cependant pas été mis en place sans accrocs, et la suite de l’ouvrage propose de décrire quelques obstacles à ces évolutions.
Le coup d’envoi du processus de libéralisation du secteur électrique européen a été donné le 19 décembre 1996, et prévoyait une mise en place effective pour 2007. Trois textes européens ont ainsi vu le jour entre 1996 et 2009, appelés “paquets énergie”, imposant progressivement l’abolition des monopoles de production, de fourniture et d’import-export de l’électricité. Les réseaux de transport et de distributions étaient, et sont encore aujourd’hui, considérés comme des monopoles naturels, dont la mise en concurrence serait absurde et sont ainsi restés des monopoles régulés. Toutes ces mesures avaient pour objectif une meilleure intégration des différents réseaux nationaux et une convergence des prix européens de l’électricité. Cette convergence est observée sur les prix de gros, mais il est important de noter que les prix TTC de l’électricité connaissent encore aujourd’hui de fortes disparités entre les états membres, du fait de politiques nationales divergentes en termes de taxes et de soutien aux énergies renouvelables. Durant la décennie 2010, les prix de l’électricité pour les clients finaux pouvaient ainsi varier du simple au double entre la France et l’Allemagne, dont les soutiens publics massifs aux énergies renouvelables se répercutaient sur les factures sous la forme de taxes.
Finalement, en guise de dernière partie, les auteurs proposent quelques pistes d’amélioration du système électrique européen. Selon eux, un premier constat est que la concurrence par le marché qui a été mise en place sur le continent a montré son incapacité à fournir les bons signaux d’investissement aux entreprises et pose ainsi d’importants problèmes de sécurité énergétique. Une concurrence pour le marché lui serait préférable, à la place d’un système hybride tel que celui en vigueur actuellement. On pourrait ainsi imaginer que la puissance publique serait chargée de procéder à des appels d’offre d’installations de puissances de production, en fonction des besoins futurs estimés. Une telle solution abolirait les monopoles de production, d’importation et d’exportation tout en assurant la sécurité énergétique du continent. Autre point, les auteurs appellent à réduire les rentes concédées à certains producteurs renouvelables et notamment de changer les mécanismes de soutien à ces dernières. Finalement, les opérateurs de réseau des différents pays européens doivent être à même de se coordonner plus efficacement, et les normes doivent ainsi converger pour éviter au maximum le risque de blackout sur la plaque européenne.
Finalement, les auteurs concluent l’ouvrage en rappelant que contrairement à ce qui a prévalu durant la période d’après-guerre, le contexte actuel est très incertain. Les prix des énergies comme le pétrole et le gaz sont très volatils, la demande stagne et son évolution reste soumise à débat. Face à cette incertitude, un marché de l’électricité libéralisé et plus souple semble de prime abord plus approprié qu’une solution dirigiste de monopole régulé. Cependant, il ne faut pas oublier les spécificités de l’électricité, qui est un bien économique très contraint par la physique qui régit son comportement. De plus, la dimension éminemment politique de cette dernière laisse les pouvoirs publics bien incapables de s’en détourner complètement, ne serait-ce que pour contenir le risque de pénurie. Ces constats semblent expliquer l’évolution du secteur vers des systèmes hybrides, avec la présence de marché de capacité dirigés par les États et couplé à un marché de l’énergie où les producteurs se font concurrence.
Ange Blanchard, Doctorant La flexibilité dans les systèmes électriques bas-carbone : modélisation et analyse économique.
[1] Hansen, Jean-Pierre & Percebois, Jacques (2017). Transitions électriques, ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Edition Odile Jacol, 276 pp.