Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche CNRS à Sciences Po (Centre d’études européennes et de politique comparée). Il est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé et docteur en philosophie.
Dans ce nouvel ouvrage, Vers l’Ecologie de guerre : Une histoire environnementale [i] , Pierre Charbonnier revient sur l’histoire des relations internationales, de la paix, de la construction économique et de son avenir – sous le prisme de l’environnement et ses enjeux.
Dans sa première partie, l’auteur explore les thèmes du maintien de la paix et de l’émergence du libéralisme pacifiste. Il y met en lumière le changement de perspective sur la Terre et la géographie rendu possible par le commerce international. Ce dernier a permis de dépasser les limites environnementales propres à chaque pays pour favoriser une collaboration globale, supposément bénéfique à tous les participants. Après avoir présenté les grandes théories philosophiques de la paix internationale, avec au premier plan le droit international selon Kant, l’auteur retrace l’histoire du libéralisme pacifiste, depuis le « commerce doux » de Montesquieu jusqu’aux analyses économiques de Ricardo. Selon lui, l’humanité, guidée par la technique et influencée par un Saint-simonisme puissant, a substitué à la guerre entre les nations une lutte contre la nature elle-même1.
En créant la communauté du charbon et de l’acier en 1950, Robert Schuman crée le concept de solidarité de production : les énergies fossiles deviennent désormais le socle de l’ordre international et de l’exercice du maintien de la paix. En permettant la croissance et le développement, elles ouvrent la voie vers une stabilité internationale – nécessaire pour la libre circulation des commodités énergétiques et des biens. Elles inspirent une utopie industrielle mondialisée, libératrices des contraintes planétaires, se répandant jusqu’au marxisme.
Voici donc l’un des grands défis de la transition : reconnaître que la source de nos maux environnementaux repose en réalité sur les fondations mêmes qui soutiennent notre paix. Cette dernière se révèle insoutenable : l’infrastructure de paix carbonée2 ne peut durer trop longtemps sans corrompre l’habitabilité de notre planète. Aujourd’hui, la nouvelle fermeture des frontières, poussée par un contexte géopolitique tendu, va-t-elle permettre de pousser les économies mondiales vers des organisations plus écologiques, locales, et moins dépendantes des ressources internationales et de leur commerce ?
Le début de la guerre en Ukraine marquerait d’après l’auteur un tournant vers un nouvel ordre mondial, celui de ‘l’écologie de guerre’. Les élites mondiales comprennent alors que la réduction de leur dépendance aux énergies fossiles, et plus généralement aux ressources énergétiques diverses, assure leur propre sécurité d’approvisionnement. De plus, l’indépendance permettrait également de rester au premier plan de la scène internationale, toute nation trop dépendante tombant sous le joug des pays exportateurs de commodités. On trouve alors récemment un point commun aux politiques de Biden, Von der Leyen, ou du Parti Communiste chinois, qui voient tous en la lutte écologique une stratégie géopolitique.
A travers cet essai, il essaie donc de définir de nouvelles lignes politiques fortes pour les mouvements écologistes, auxquels il semble parfois reprocher une forme d’idéalisme. Une vision dont l’objectif est de mettre à profit cet équilibre international fragile pour créer une nouvelle logique économique, et pousser vers une forme de décarbonation stratégique.
Pour l’instant, la réalité en est pourtant encore assez lointaine. Le soutien pour les politiques de transitions est limité et se traduit par la simple relocalisation de nos dépendances vers de nouveaux acteurs qui, depuis l’élection de Trump notamment, ne promettent pas de devenir plus coopératifs. Pierre Charbonnier pourrait cependant interpréter cet état de fait insatisfaisant comme un chemin vers la victoire : l’incertitude sous-jacente à cette nomination pousse déjà certains partis vers son objectif.
Observons désormais le point de vue des pays en voie de développement. Certains, comme l’Inde de Modi, ont su profiter des sanctions imposées à la Russie pour s’accaparer les énergies fossiles à bas coût et continuer leur développement. Les avances des Américains, pour proposer des alternatives en matière de technologies vertes à ces pays, n’auront pas abouti. Si les Américains arguent qu’elles leur permettraient de les libérer des influences étrangères, ces technologies sont encore trop coûteuses et peu compétitives.
Le discours sur l’accompagnement d’une énergie post fossile est facile à défendre économiquement et politiquement, mais la fin des énergies fossiles l’est beaucoup moins (actifs échoués). Il est également important de noter qu’un grand nombre de pays en voie de développement, à l’image de l’Algérie, du Venezuela ou même de l’Arabie saoudite, basent leur modèle de développement sur les énergies fossiles. Il serait légitime de penser que pour des pays dont la responsabilité historique est faible, la remise en question de leur modèle de souveraineté au nom du climat est injuste. Dans la conclusion, Pierre Charbonnier interprète d’ailleurs cette dernière étape comme la deuxième phase de l’écologie de guerre – qui, d’après Shelling qu’il cite, s’annonce difficile 3 .
Une réflexion utile pour l’action. Pierre Charbonnier adopterait « une forme d’optimisme dans le chaos qui [rendrait] l’action possible 4» . L’argumentaire politique autour de la transition vers le ‘Net-Zero’ se renverse donc encore. Après l’argument éthique, puis l’argument de la justice, les mouvements écologistes basent leur discours sur une vision stratégique tournant autour de la sécurité. Ce choix intéressant, parfois emprunté par les partis écologistes lors des négociations autour des sanctions, peut néanmoins s’avérer dangereux car il peut mener à la projection d’un souverainisme vert « à l’américaine ». L’élément de souveraineté ne doit pas être mis au premier plan. Un équilibre doit être trouvé entre accroissement de la souveraineté de chaque pays, coopération internationale pour la transition, et accompagnement du développement vert.
Dans son ouvrage précédent, Pierre Charbonnier nous racontait comment l’impasse écologique n’était que le résultat de notre définition de la liberté, et forme même la base de notre processus de paix. Ici, il nous livre un deuxième paradoxe : la tension géopolitique peut également être initiatrice d’un grand mouvement écologiste mondialisé, au nom de l’égalité, de la justice et de la sécurité.
Jules Welgryn, doctorant CEC.
[i] Charbonnier,P., Vers l’Ecologie de guerre : Une histoire environnementale de la paix, Ed. La Découverte, Août 2024, pp.324.
1 Voir William James, « The Moral Equivalent of War », 1910 2 Thomas Oatley, « The Climate Crisis and the Death of the Carbon Peace », 2023 3 Voir notamment « Climate Change. The Uncertainties, The Certainties and What They imply About Action”, Pierre Charbonnier, Editions La Découverte, 2020 4 Pierre Charbonnier sur France Inter, « Le Grand Face à Face : Repenser la paix face au mur climatique », https://www.youtube.com/watch?v=-CEnD4xGymY, 2024